Laissez bronzer les cadavres ! Lisez la correspondance inédite de Jean-Patrick Manchette !

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Laissez bronzer les cadavres ! Lisez la correspondance inédite de Jean-Patrick Manchette !

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Portrait de l'auteur Jean-Patrick Manchette en 1969
Portrait de l'auteur Jean-Patrick Manchette en 1969
- succession Jean-Patrick Manchette

Culture Maison. Jean-Patrick Manchette, mythique auteur de polars novateurs et politiques dans les années 1970-1980, est mort il y a vingt-cinq ans. Sa correspondance vient de paraître, et c'est un événement.

Romain de Becdelièvre, producteur délégué de Par les temps qui courent, vous conseille de lire la correspondance inédite de Jean-Patrick Manchette publiée aux éditions La Table Ronde sous le titre Lettres du mauvais temps, correspondance 1977-1995.

"J'écris avec émotion. Je la planque derrière le style cool à la mode"

Enfin Manchette revient ! Voici donc réunis en un volume plus de deux cents lettres de Jean-Patrick Manchette, l'auteur de Nada et de Ô dingos ô chateaux, ! membre actif du "néo-polar", mouvance artistique à peu près aussi floue que le "western spaghetti". Une vaste correspondance étalée sur près de vingt ans est enfin rendue accessible. C'est une période difficile dans la vie de l'auteur, qui va de la publication de son roman Fatale, refusé par la Série Noire en 1977, à sa mort brutale en 1995. Dans ces Lettres du mauvais temps, Manchette en finit avec la production de polars par La position du tireur couché, publié en 1981. Il s'arrête ensuite d'écrire des romans : "je ne veux plus rien publier nulle part." Son désir d'écriture s'éprouvera dès lors dans la traduction (des romans anglo-saxons, et la BD Watchmen), les plans de scénarios pour le cinéma, la rédaction de son journal et de cette abondante correspondance.

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Dans ses lettres, Manchette récapitule plusieurs fois son drôle de parcours d'écrivain, l'apprentissage "purement technique" de l'écriture, il rappelle qu'il a commencé à écrire "pour manger" (des feuilletons pour la télévision), avant de prendre goût à l'écriture "pour s'exprimer". Dans ces lettres ciselées, souvent chaleureuses et drôles, parfois cinglantes et pleines de parenthèses (à souvent fermer), Manchette échange avec ses éditeurs, des associations d'auteurs, et surtout avec ses confrères en polar. Il écrit à Pierre Siniac, à Donald Westlake, à Serge Quadruppani, et à James Ellroy dont il admire en 1987 le premier polar Lune sanglante : "Imaginez une novelisation des Dirty Harry par Georges Bataille et vous aurez une vague idée de ce qu'Ellroy semble rechercher - ou atteindre."

Les Lettres du mauvais temps nous apprennent aussi, parmi d'autres faits d'armes, que Manchette a manqué d'écraser avec sa voiture le cinéaste Robert Bresson, qu'il a été opéré en 1991 par le fils d'Edouard Balladur et que Guy Debord, le pape du situationnisme, a douté une bonne partie de sa vie de l'existence réelle de "Jean-Patrick Manchette".

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"J'ai abouti à devenir une jolie marchandise rouge, comme la cocotte SEB." L'arme de la critique

De 1977 à 1995, la période est politiquement trouble, et le "spectacle" gagne du terrain. C'est un Manchette encerclé et acculé qui transparaît dans ses lettres. Le domaine du polar a cessé d'être aux avant-postes de la critique sociale et se trouve intégralement récupéré par la machine commerciale d'un côté, et par "l'animation culturelle" de l'autre. Manchette doute de la "subversion du texte" et admet que "la reconnaissance culturelle du néo-polar est une défaite." Les années passant, il cherche, en situationniste "attardé" mais ferme : où trouver la résistance ou la planque ? Dans quel secteur non encore contaminé par le spectaculaire intégré poser ses batteries ?

Devenir journaliste ? Non. Critique culturel ? Il n'aurait rien à dire : "rien à voir, rien à lire cette semaine, tout est de la merde. Relisez Marx, Flaubert, Céline et Chandler, et apprenez à jouer aux échecs chinois." On se réjouit, à la lecture des lettres, face au déploiement vif, drôle et injuste parfois de la pensée de Manchette. Elle tranche à la hache, déplie partout son intelligence critique, sa passion théorique, et son attrait pour les constructions méticuleuses. Manchette se méfie toutefois de sa tendance à la théorie, car "les généralités c'est bien éclairant, mais c'est toujours à moitié faux." Il n'en reste pas moins que sa correspondance construit, en diptyque avec ses chroniques, un essai passionnant et éclaté sur le polar, ses formes et sa politique.

Si la période est politiquement, financièrement, puis médicalement sombre, il est à noter que le registre de la plainte est largement absent du spectre d'expression de Manchette dans ses lettres. Si l'auteur est progressivement cerné par des "emmerdements" divers : manque d'argent, agoraphobie puis maladie, son écriture ne se complaît pas dans la déploration. Comme s'il restait fidèle à l'avertissement déposé au début de son Journal en 1966 : "Le chagrin rend stupide. Il ne faut pas écrire de stupidités."

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"Il ne nous reste plus qu'à écrire de bons romans noirs"

Dans une lettre de 1988, Manchette révèle le détail diabolique de la composition de La position du tireur couché. Ce roman, qui peut se lire d'une traite comme une simple histoire polareuse, narre la trajectoire du tueur Martin Terrier. Or, si l'on trace son itinéraire sur une carte de France, le dessin "figure un garrot d'étranglement". Manchette, qui a longtemps pratiqué "l'écriture invisible" et caché nombre de détails politiques et littéraires dans ses histoires sanglantes, aboutit à une impasse au début des années 1980.

Ce qu'il constate à longueur de lettres, comme un fait accompli, c'est la mort de la forme roman. Cette idée, tirée en partie de la doctrine situationniste, est à la base de sa non-lecture de la "littérature d'art" : "Je ne crois pas qu'il reviendra de grands écrivains dans un siècle, ni jamais, à moins d'un effondrement total de la civilisation et d'un nouveau départ pris de zéro. Je crois tout platement qu'on a fait le tour des formes." Le roman contemporain n'est devenu pour lui qu'un "ramas de déchets" plus ou moins bien agencé, comme il l'indique notamment dans ses lettres à Jean Echenoz, l'un des rares "écrivains d'art" contemporains qu'il lit.

Malgré les difficultés, littéraires et extra-littéraires, Manchette trouve une porte de sortie dans les années 1990. Elle lui sera indiquée par un correspondant important de la fin de sa vie : le romancier américain Ross Thomas, (1926-1995), qu'il traduit pour les éditions Rivages, et dont on ne saurait trop ici recommander la lecture. Les romans de Thomas, notamment les hilarants et tortueux Faisans des îles et Voodoo, Ltd, décrivent des opérations politico-financières occultes menées par d'obscures organisations dont les membres oscillent entre activités stato-terroristes et frasques terroristo-étatiques.

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C'est sous l'influence de Ross Thomas que Manchette trouvera la matière et les enjeux de son dernier roman, qui inaugure un cycle, celui des "gens du mauvais temps" : "dont le sujet général est la gestion occulte du monde, i-e ce que la CIA nomme covert action, dans ses rapports avec le spectacle (que Gorbatchev nomme Glastnost)". Les temps politiques ont changé : les covert actions ont pris le pas dans la marche du monde sur les rapports de classe à l'échelle locale, et c'est dans cette brèche que le roman doit s'engouffrer. Un seul roman de ce cycle, commencé en 1989 et dont l'écriture est retardée comme un "running gag", sera publié à titre posthume en 1996 : La Princesse du sang.

Tour à tour éruptive, dense, précise et ironique, la correspondance de Manchette fonctionne comme une grande machine à défaire les mythes et les postures. Car comme il l'écrit lui-même : "Je crois que l'ILLUSION est le bidule le plus épouvantable de l'Histoire, celui pour lequel les mecs crèvent de toute la force de leur héroïque générosité."

Bibliographie 

À réécouter : "Le Discours de la méthode" néo-polar de Jean-Patrick Manchette
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