Des larmes aux armes, la tradition des enterrements politiques

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Des larmes aux armes, la tradition des enterrements politiques

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Un homme lève le poing devant le cercueil de George Floyd, lundi 8 juin 2020, à l'église The Fountain of Praise de Houston.
Un homme lève le poing devant le cercueil de George Floyd, lundi 8 juin 2020, à l'église The Fountain of Praise de Houston.
© AFP - GODOFREDO A. VASQUE

Le deuil n'arrête pas la contestation. Les obsèques de George Floyd qui se tiennent ce 9 juin 2020, s'inscrivent dans une tradition d'enterrements où s'immiscent des gestes politiques, des funérailles populaires du XIXe siècle aux actions d'Act-Up.

Garder le silence le temps d'une agonie, transporter un cercueil dans la rue, montrer le corps mutilé de la victime lors des funérailles… Autant de gestes symboliques qui font de certaines cérémonies d'obsèques des moments politiques. Sous le soleil texan, hier lundi 8 juin, des milliers de personnes se sont relayées dans la chapelle ardente de Houston pour se recueillir devant le cercueil de George Floyd. Alors qu'ont aujourd'hui lieu ses funérailles, retour sur l'histoire des enterrements politiques, entre la cérémonie mémorielle et la manifestation publique.

Journal de 18h
19 min

Offices militants et retentissants pour George Floyd

C'est un convoi de policiers en voitures et à moto qui a escorté, lundi 8 juin, le cortège funéraire qui transportait le cercueil doré de George Floyd vers l'église Fountain of Praise de Minneapolis. Une foule anonyme de plus de 6 000 personnes s'est réunie pour se recueillir, par petits groupes, devant la dépouille l'homme qui est en train de "changer le monde", selon les mots de sa fille.

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Mardi 9 juin à partir de 11 heures (18 heures à Paris), après l'office réservé à sa famille et à ses proches, George Floyd est enterré auprès de sa mère dans le cimetière de la banlieue de Pearland. Un office tout aussi politique que le meurtre de cet Afro-Américain de 46 ans, au cours duquel des militants du mouvement des droits civiques prennent la parole pour "appeler à la justice et à une réforme sociale", indique Mia K. Wright, co-pasteure de l'église, à CNN.

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Plusieurs cérémonies d'hommage à la mémoire de George Floyd ont déjà eu lieu à travers le pays. A Minneapolis, dans la ville où George Floyd a poussé son dernier souffle, plusieurs temps sont venus rappeler la dimension politique de cet hommage officiel. Face au corps de la victime, le maire de la ville, Jacob Frey, a posé son genou à terre. Un geste popularisé par le quarterback Colin Kaepernick en 2016 : le sportif afro-américain s'était agenouillé lors de l'hymne national, ne souhaitant pas "afficher de fierté pour le drapeau d’un pays qui opprime les Noirs". Autre temps fort, l'observation d'un silence de 8 minutes et 46 secondes correspondant à la durée du supplice de George Floyd sous le poids du le policier Derek Chauvin. S'en est suivi un discours non pas religieux, mais politique. Le militant pour les droits civiques Al Sharpton n'a pas manqué de rappeler que le destin de George Floyd, aussi tragique qu'il soit, n'est pas isolé mais s'inscrit dans un contexte social :

"Ce qui est arrivé à Floyd arrive tous les jours dans ce pays, dans les secteurs de l'éducation, des services de santé et dans tous les aspects de la vie américaine. Il est temps pour nous de nous lever en hommage à George et de dire : "Enlevez vos genoux de nos cous."

Au-delà de l'émoi, l'incidence politique qu'a la mort de George Floyd (comme le démantèlement de la police de Minneapolis par exemple), fait de lui une figure qui entre dans l'histoire de la lutte contemporaine contre la violence policière endémique aux Etats-Unis. Ces obsèques sont à plus d'un titre "politiques". D'une part, elles appellent les autorités politiques à se positionner en période de campagne présidentielle. Le candidat démocrate Joe Biden a d'ailleurs tenu à se rendre dans la capitale texane pour présenter publiquement ses condoléances à la famille, mais pour des questions de sécurité, il a finalement été décidé que son message soit transmis par vidéo. D'autre part, ces obsèques d'envergure nationale ( voire internationale), fédèrent la lutte contre les violences policières et "le racisme systémique aux États-Unis" que dénonce Roger Floyd, qui voit dans la mort de son neveu, un "sacrifice" par lequel "un changement [peut] arriver."

Le Journal de la philo
5 min

Le cercueil ouvert d'Emmett Till : exposer le crime

Des amis retiennent Mme Mamie Bradley, affligée par le chagrin (à gauche), alors que son fils est enterré, après quatre jours de funérailles dans un cercueil ouvert.
Des amis retiennent Mme Mamie Bradley, affligée par le chagrin (à gauche), alors que son fils est enterré, après quatre jours de funérailles dans un cercueil ouvert.
© Getty - Bettmann

La reproduction de la durée du supplice de George Floyd en un silence d'hommage, marque la dimension profondément politique de cet enterrement dont l'impact émotionnel s'étend bien au-delà du cercle familial. Rejouer symboliquement le meurtre au moment des adieux, c'est rappeler les causes de la mort de la victime afin qu'elles ne soient jamais oubliées.

Ce geste peut rappeler les obsèques d'Emmett Till, victime d'un meurtre raciste qui a profondément marqué les Etats-Unis. Il y a 65 ans, ce jeune Afro-Américain âgé de 14 ans et originaire de Chicago, a été lynché par deux hommes blancs dans le Mississippi, et laissé pour mort au fond de la rivière Tallahatchie. On avait voulu punir l'adolescent d'avoir supposément flirté avec une femme blanche. Son corps est découvert trois jours plus tard. A la demande de sa mère, Mamie Elizabeth Till Mobley, il est rapatrié à Chicago. Emmett Till est méconnaissable : membres gonflés par la noyade, dents manquantes, oreilles et yeux arrachées, cou marqué par l'étranglement au fil de barbelé. Seule une bague gravée de ses initiales a permis de l’identifier.

Lors des obsèques, sa mère veut partager son effroi : "Il faut que les gens voient ce qu’ils ont fait à mon garçon". Le cercueil sera ouvert, afin que le monde voit les stigmates du racisme sur la chair de son fils. Elle prévient les journalistes. Pendant 5 jours, 50 000 personnes défilent, stupéfaites, devant le corps tuméfié d’Emmett Till. La presse américaine en diffuse des photographies. Ces images vont participer à une prise de conscience de l’extrême barbarie des lynchages qui ont cours au sud. Le Public Broadcasting Service rapporte :

"À l’église du South Side de Chicago, le corps mutilé d’Emmett Till était présenté à la vue de tous. 50 000 personnes à Chicago ont vu le cadavre d’Emmett Till avec leurs propres yeux. Quand le magazine Jet a publié les photos de son corps, tous les Noirs Américains du pays ont tremblé."

La médiatisation des obsèques a provoqué une vague d'indignation qui initia le mouvement des droits civiques. Par son geste, Elizabeth Till Mobley a affiché au grand jour une réalité souvent cachée, impossible à admettre pour ceux qui n’y étaient pas confrontés.

L'image d'Emmett Till martyrisé lui survit : le garçon est devenu une icône. Il y a trois ans, une artiste blanche, Dana Schutz, représentait en peinture cette vision du cercueil ouvert. L'oeuvre a été perçue comme une forme de récupération des souffrances vécues par les Noirs. Comme l’explique l’écrivaine afro-américaine Hannah Black, la mère d’Emmett Till a “rendu le visage de son fils disponible pour les Noirs afin qu’il leur serve d’inspiration et d’avertissement. Les personnes qui ne sont pas noires doivent accepter qu’elles ne pourront jamais reproduire ni comprendre ce geste”.

Les Nouvelles de l'éco
3 min

Etre "enterré furieusement", l'activisme dans le deuil

Après avoir jeté de la peinture couleur sang contre les murs de l'entrée, une vingtaine de membres du groupe militant du sida Act-Up manifestent devant le Palais Matignon, en 1995.
Après avoir jeté de la peinture couleur sang contre les murs de l'entrée, une vingtaine de membres du groupe militant du sida Act-Up manifestent devant le Palais Matignon, en 1995.
© AFP - PATRICK KOVARIK

Exposer la cause de la mort au moment des obsèques, en marquant le temps du supplice par un silence ou en montrant le cadavre, est un geste qui a inspiré certains mouvements militants. C'est le cas d'Act Up, association de lutte contre le sida qui, dans les années 1980-1990, a organisé des dizaines d'enterrements politiques.

En 1992, le militant new-yorkais d'Act Up Mark Fisher avait, juste avant de mourir du sida, demandé à être "enterré furieusement". Il souhaitait que son cercueil circule dans les rues, ouvert. Dans une lettre adressée à ses camarades, il résumait l'esprit et l'ambition de ces obsèques engagées :

"Je veux montrer la réalité de ma mort, présenter mon corps au public ; je veux que le public soit témoin. Nous ne sommes pas que des statistiques. Nous sommes des personnes qui ont des vies, des buts, des amants, des amis et des familles. Et nous mourons d'une maladie entretenue par un désintérêt criminel si grand qu'il est comparable à un génocide. Les personnes opprimées ont une tradition de funérailles politiques. Chaque personne qui voit le cortège passer doit savoir que les vivants, ceux qui aiment le défunt, sont endeuillés, furieux et invaincus. Je veux que mon enterrement soit fier et défiant."

Les militants d'Act Up ont transporté son cercueil dans les rues de New York, avant de tenter de le déposer devant la Maison Blanche. En France, l'ancien président d'Act Up Paris Cleews Vellay (connu notamment pour avoir posé un préservatif géant sur l'obélisque de la place de la Concorde), a lui aussi voulu faire de sa mort un acte politique. En octobre 1994, plus de 500 personnes, militants d'Act Up-Paris, amis et sympathisants, escortent son cercueil du Centre gay & lesbien de Paris au crématorium du Père-Lachaise. Lors de cette procession publique, des tracts furent distribués avec au recto un portrait du défunt, au verso, un texte adressé au Premier ministre :

"Cette mort aurait pu être évitée si des efforts avaient été entrepris dans les domaines de la prévention, de la recherche et des soins. En vous obstinant dans cette politique indigente, en ne prenant pas la mesure de l'urgence, vous êtes responsable des morts d'aujourd'hui et de celles de demain."

Conformément à sa volonté, les cendres de Cleews Vellay furent jetées sur une assemblée de l’Union des assurances de Paris (les personnes séropositives étaient exclues des assurances), et de l'Agence du Médicament. Ces cérémonies étaient volontairement assimilables à une manifestation.

La tradition des obsèques politiques des opprimés

Le cercueil, porté à bras et recouvert de l'épée du défunt, parvient à la lueur des torches à l'entrée du Père-Lachaise. "Convoi du Général Foy". Lithographie de Villain.
Le cercueil, porté à bras et recouvert de l'épée du défunt, parvient à la lueur des torches à l'entrée du Père-Lachaise. "Convoi du Général Foy". Lithographie de Villain.
- © BNF, Cabinet des Estampes, collection Qb1, M110214.

Il existe une histoire de la "contestation par le deuil", explique le chercheur en sciences politique Stéphane Latté dans " Le choix des larmes. La commémoration comme mode de protestation", publié dans la revue Politix. En France, au début du XIXe siècle, on observe des rituels qui se situent entre les "célébrations commémoratives et les pratiques manifestantes" :

"Tandis que le droit de manifester ne figure pas parmi les libertés publiques garanties par le régime républicain, s’ébranlent dans les travées du Père-Lachaise des cortèges hybrides qui empruntent aux rituels du deuil (l’atmosphère silencieuse, l’éloge solennel...), tout en y mêlant des fragments de protestation (par le choix des épitaphes, des drapeaux...). Le cimetière devient une sorte de lieu neutre où les autorités tolèrent ce qu’elles répriment ordinairement dans les rues parisiennes. Si bien que s’expérimenteront, lors des enterrements libéraux, républicains, communards, puis résistants et communistes, de nouvelles façons d’investir politiquement l’espace urbain."

Ce sont des enterrements "aux confins du cortège honorifique et de la manifestation", note l'historien Emmanuel Fureix dans un article intitulé "Un rituel d'opposition sous la Restauration : les funérailles libérales à Paris (1820-1830). Au début du XIXe siècle est ainsi apparue "une nouvelle geste politique, intégrée au répertoire moderne d'action collective, l'enterrement d'opposition", explique-t-il. Les funérailles dites "populaires" des opposants et victimes du régime en place, comme celui de Nicolas Lallemand un jeune étudiant en droit abattu, de dos, par un garde royal lors des émeutes de juin 1820, fédèrent alors une partie de la population opprimée : "Le respect dû aux morts, clé de cette parole politique détournée, autorisait le déploiement d'un imposant cortège, que la législation sur les attroupements interdisait en d'autres circonstances."

Alors que la loi imposait le transport des cercueils sur des chars funèbres, "les jeunes étudiants se relaient depuis la maison mortuaire jusqu'au cimetière, pour porter le cercueil directement à bras." Au cours de ces funérailles "de protestation", les moments de solennité sont troués par des cris frondeurs et des slogans revendicateurs :

"Les cris prononcés, répétés significativement avec quelques variantes d'un cortège à l'autre, constituent des séquences d'un rituel en construction, et fabriquent une parole politique. Parole rendue scandaleuse autant par la situation dans laquelle elle se déploie que par les mots dont elle use."

L'Atelier du pouvoir
41 min

Depuis les années 1980 en France, observe Stéphane Latté, de nomreuses marches silencieuses ont été organisées par des comités de soutien aux victimes de "bavures policières". Par leur scénographie (banderoles d’hommage, portrait des victimes, slogans politiques...), "ces défilés concourent à clarifier la distribution des rôles, à rétablir l’innocence du défunt défini désormais par ses identités sociales primaires (un fils, un copain, un adolescent) plutôt que par son identification judiciaire (un délinquant, un cambrioleur, un fuyard)".

Ce type de cérémonie, dans son hybridité, est parfois mal compris : "Nous ne sommes plus dans la commémoration, mais dans la commémore-action", écrivait par exemple l'AFP le 21 septembre 2002, à propos d'une marche pour les victimes de l'explosion d'AZF à Toulouse. Au sein d'un même cortège, manifestants et familles des victimes peuvent se rejoindre : l'hommage se poursuit ainsi dans la revendication.