Racisme : la France au miroir américain, avec Romain Huret, Michel Wieviorka, Achille Mbembe...

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Racisme : la France au miroir américain, avec Romain Huret, Michel Wieviorka, Achille Mbembe...

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Manifestation à Marseille contre le racisme, en réaction à la mort de George Floyd et Adama Traoré
Manifestation à Marseille contre le racisme, en réaction à la mort de George Floyd et Adama Traoré
© Getty - Gerard Bottino/SOPA Images/LightRocket

La Revue de presse des idées. À la faveur du soulèvement antiraciste aux États-Unis, la France s’interroge sur ses propres impensés.

Par Matthieu Garrigou-Lagrange, Didier Pinaud et l'équipe de la Compagnie des Œuvres ae manière générale, c’est un pays où l’on meurt beaucoup, estime dans Libération Romain Huret, historien des États-Unis et directeur d’études à l’EHESS :

"Plus de cent mille morts du Covid-19 ; d’autres centaines de milliers de morts de la crise des opiacés - ces médicaments supposés soigner les petites douleurs, mais créant des hordes de junkies dans tout le pays - sévissant depuis vingt ans. Encore plus brutalement, on se donne même la mort avec des armes à feu ou des pilules. L’augmentation du nombre de suicides est confirmée dans toutes les catégories sociales et à tous les âges. Un chiffre parmi d’autres : chaque année, depuis dix ans, le nombre de suicidés dépasse le nombre total de morts pour les guerres en Irak et en Afghanistan"

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Floyd est le mort de trop, qui rappelle aux Américains qu’ils sont en guerre avec eux-mêmes : "les images de l’arrestation, recomposées par le New York Times donnent à penser à une arrestation sur un terrain d’opération extérieur"

Ceux qui meurent le plus sont, sans surprise, les Afro-américains, arrêtés de façon discriminatoire : "avec l’humour du désespoir, la communauté afro-américaine appelle cela «driving while black» - jeu de mots en allusion à la conduite en état d’ivresse (driving while intoxicated) pour désigner la pratique policière bien connue consistant à arrêter au cours des patrouilles les conducteurs issus de minorités raciales. Pour beaucoup, l’acte est tellement banal qu’il en devient invisible - un «racisme sans racistes», comme disent certains chercheurs"

Racisme systémique

Le racisme est un virus, raconte l’écrivain Dany Laferrière dans La Presse. Il est contagieux, et se transmet d'un être humain à un autre : "on sait aujourd’hui que le virus a atteint presque tout le monde après quatre siècles. Et que la plupart des porteurs sont sains, c’est-à-dire qu’ils l’ont, mais n’en souffrent pas. Le pire, c’est qu’ils peuvent le transmettre"

Être porteur sain du racisme, c’est peut-être tout simplement vivre dans un système raciste, comme l’explique l’historienne Caroline Rolland-Diamond, au cours d’un entretien paru dans Télérama.  

Elle y met en avant la persistance du racisme institutionnel : "aujourd’hui on souligne les brutalités policières, mais la différence de traitement dans les domaines de l’éducation, du système judiciaire, de la santé publique ou de l’investissement dans les quartiers persiste clairement, au détriment des Noirs Américains"

Plus d’un demi-siècle après les mouvements pour les droits civiques, les Noirs américains restent largement marginalisés et le racisme demeure : "depuis la fin des années 1970, un discours de plus en plus stigmatisant s’est même développé à l’égard des quartiers, par le biais détourné d’un racisme codé dénonçant l’assistanat social, la délinquance et le comportement immoral des habitants des quartiers noirs…"

L’historienne voit cependant dans la tournure que prend le mouvement actuel des raisons d'espérer, car "si les causes de la mobilisation [actuelle] restent identiques, la forme que prend celle-ci me paraît un peu différente des précédentes. Notamment avec la participation d’un nombre significatif de Blancs"

L'Invité(e) des Matins
43 min

Mondialisation des prises de conscience

Une autre particularité de ce moment de soulèvement est qu’il s’étend au-delà des frontières de l’Amérique. De nombreux manifestants interrogent le racisme policier dans leur propre pays. La France ne fait pas exception, nous dit la sociologue Audrey Célestine, dans AOC :

"Dans le cas français, des travaux et rapports officiels laissent à penser que l’un de ces points de résonance avec les États-Unis est celle de la réaction des forces de l’ordre face à ces corps de jeunes hommes noirs notamment. C’est le contrôle systématique, le tutoiement, le contrôle au faciès, l’insulte et la suspicion pour qui, en France, « habite » un corps noir et, le plus souvent, masculin (l’autrice de ces lignes n’a été contrôlée « que » deux fois en France – ce qui est malgré tout plus que l’ensemble de ses camarades, hier, étudiant·e·s à Sciences-Po, aujourd’hui collègues universitaires – mais bien moins que l’ensemble des hommes noirs de sa famille)"

Le terme de « Racisme d’État »

La question d’un racisme institutionnel en France est posée par trois sociologues et anthropologues dans The Conversation. Camille Gourdeau, Aude Rabaud et Fabrice Dhume qui se demandent si on peut parler, en France, d’un "racisme d’État". En effet, expliquent-ils, les associations antiracistes n’utilisent pas toutes ce terme. Certaines (SOS racisme, Licra, Mrap), souvent considérées comme universalistes, ne l’emploient pas, contrairement aux associations qui se disent "décoloniales" (Indigènes de la République, CRAN, CCIF) : "selon les nouveaux militants antiracistes, le racisme ne serait pas intentionnel, individuel, populaire, mais « un système structurant les rapports sociaux »". 

Pour divers commentateurs cités dans l’article, le racisme d’État est notamment présent dans les contrôles au faciès et la politique migratoire. "Le statut des Territoires d’outre-mer, les politiques migratoires et sécuritaires, les circulaires spéciales « Roms », la double peine pour les étrangers, les emplois sous condition de nationalité, la loi de 2004 sur « le voile », valideraient l’hypothèse d’un racisme d’État qui, selon [le philosophe Pierre] Tévanian, « institue de manière active et volontariste une discrimination »"

Les auteurs citent encore d’autres voix : "Mélusine [une militante antiraciste, ndlr] soutient qu’« une approche systémique du racisme » combine le fait qu’il est à la fois une « idéologie » et « un système structurant où le stigmate racial détermine la position sociale relative des personnes ». Il faut alors changer de point de vue en s’intéressant davantage aux « résultats » qu’aux « intentions » racistes selon le sociologue Eric Fassin, l’historienne Stéphanie Roza et la militante communiste Fabienne Haloui"

Parallèle France - USA

Dans une tribune pour L’Obs, le sociologue Didier Fassin estime, lui, qu’on peut faire le parallèle entre la France et les États-Unis sur cette question du racisme policier, quoiqu’à un degré moindre de violence dans le cas de la France : "certes, les États-Unis ne sont pas la France et comparaison n’est pas raison. D’une part, les violences policières aux États-Unis sont à l’origine de 1 100 décès chaque année, soit dix à quinze fois plus qu’en France, si l’on rapporte ces chiffres aux démographies des deux pays. D’autre part, le racisme s’inscrit dans l’histoire de l’esclavage et des lois de ségrégation dans un cas, celle de la colonisation et de la gestion de l’immigration dans l’autre. Et pourtant. Pourtant, au-delà de ces différences, les parallèles que l’on peut tracer sont nombreux".

Parmi ces parallèles, citons "une considérable surreprésentation des minorités ethnoraciales parmi les victimes : aux États-Unis, les Afro-Américains meurent près de deux fois et demi plus souvent que les Blancs lors d’interactions avec la police ; en France, presque toutes les personnes tuées dans ces conditions sont des hommes noirs ou arabes, parfois aussi des gens du voyage". Les policiers, des deux côtés de l’Atlantique, sont souvent peu punis_,_ estime Didier Fassin. Enfin, les autorités publiques +nient presque systématiquement les cas de violences policières".

Envisager la réconciliation

D’autres voix, favorables aux manifestations antiracistes, s’élèvent cependant pour mettre en garde contre ce qui pourrait devenir, à terme, une opposition systématique des "races" entre elles.

Ainsi, le sociologue Michel Wieviorka, alerte contre le risque de repli identitaire : "quand les résultats ne sont pas à la hauteur des aspirations des acteurs, le racisme, au lieu de susciter une mobilisation universelle dans ses valeurs, débouche sur des logiques de rupture, de repli, de fermeture identitaire, voire raciale. C’est ainsi, qu’à peine un an après la marche pour l‘égalité et contre le racisme de 1983, une deuxième marche, en 1984, traduisait déjà une décomposition du mouvement, et un début d’éloignement par rapport à son universalisme. C’est ainsi, surtout, que depuis plusieurs années, sont apparus en France des courants qui en appellent à des thématiques culturalistes et post-colonialistes mettant en avant l’existence d’une culture, de traditions, de valeurs propres aux groupes victimes d’un racisme lui-même enraciné dans l’expérience coloniale, et plus ou moins détruits par elle".

Et s’il considère comme parfaitement légitime les revendications identitaires, il rappelle que le souci de reconnaissance peut se transformer en revendication d’une identité raciale contre une autre : "dès lors, l’engagement tourne pour les acteurs radicalisés à des appels confinant à la guerre des races, notamment entre Noirs et Blancs. Ce phénomène se rencontre dans des milieux universitaires, artistiques ou intellectuels".

Si l’idée d’universalisme recouvre largement une domination blanche sur les autres minorités, son principe, qui consiste à considérer chacun comme égal à l’autre, reste théoriquement valable. C’est peut-être ce que l’on peut comprendre quand l’historien Achille Mbembe, chercheur à l’Université de Witwatersrand à Johannesburg en Afrique du Sud, dit, dans sa tribune pour Libération, que "la question qui émerge derrière la réalité inquiétante du racisme, c’est bien : combien pèse une vie ? Quelles sont les vies qui comptent ? Si la contestation peut avoir un effet bénéfique, ce sera en contribuant à une nouvelle conscience du vivant, qui nous pousserait à réinventer un homme commun, ni Noir ni Blanc. Voire le concept d’«habitant de la Terre», englobant toutes les espèces de la planète".

L'Invité culture
25 min

Par Matthieu Garrigou-Lagrange, Didier Pinaud et l'équipe de la Compagnie des Œuvres