UK 1. Mike Leigh : famille, la devil comédie

Mike Leigh à Londres en 2017 ©AFP - Daniel Leal-Olivas
Mike Leigh à Londres en 2017 ©AFP - Daniel Leal-Olivas
Mike Leigh à Londres en 2017 ©AFP - Daniel Leal-Olivas
Publicité

A l'occasion de la ressortie en salle de "High Hopes", son deuxième film, nous recevons Mike Leigh, réalisateur engagé et infatigable observateur de la société anglaise. Jean-François Baillon et Sarah Pickard décrypteront son œuvre et reviendront sur le motif de la famille dans la fiction anglaise.

Avec
  • Jean-François Baillon Professeur de civilisation britannique à l’Université Bordeaux Montaigne
  • Mike Leigh Metteur en scène de théâtre et réalisateur
  • Sarah Pickard Maître de conférences en civilisation britannique contemporaine à la Sorbonne Nouvelle et spécialiste des jeunes et de la politique en Grande-Bretagne

High Hopes, Secrets et mensonges, Life is sweet : autant de films qui parlent de la famille. Mike Leigh est-il, comme Maurice dans Secrets et mensonges, le photographe des portraits de famille ?

Dans High Hopes, film de 1988, qui ressort en salle en version restaurée le 22 juillet 2020, le réalisateur explore les relations familiales, et décrit les liens ambivalents et les rivalités entre frères et sœurs, qui sont le miroir de violents conflits entre classes sociales. Oppositions politiques et idéologiques séparent la fratrie, et sous-tendent l’attitude de Cyril et de Valérie envers leur vieille mère. Derrière la comédie follement grinçante, c'est finalement une célébration des valeurs de générosité et de solidarité qui se dessine. 

Publicité

Nous parlons aujourd'hui de la famille dans le cinéma britannique, en compagnie de Mike Leigh, de Sarah Pickard, maîtresse de conférences en civilisation britannique à Paris III, et de Jean-François Baillon, professeur de civilisation britannique à l’Université Bordeaux Montaigne.

Principalement, le cœur du film porte sur les valeurs [...], le fait de porter attention à l’autre, et de mettre les valeurs spirituelles au-dessus des valeurs matérielles. Il s’agit de parler de la société du care, du soin, et la société qui s’en fiche de tout. Il s’agit de décrire la générosité et son opposé. [...] Ce qui m’intéresse, c’est le comportement des gens, et quelles valeurs ils suivent dans la vie. (Mike Leigh)

A l’époque, sous l’ère Thatcher, on s’inquiétait beaucoup de voir s’éroder toutes les valeurs sociales, notamment celles du soin, de la bienveillance. Vous vous rappelez, Thatcher avait dit “la société, ça n’existe pas”. Et bien sûr elle incarnait par là toute une attitude de mépris vis-à-vis de la justice sociale, de la redistribution des richesses, de la bienveillance sociétale. (Mike Leigh)

C’est important de préciser ce qui a motivé le tournage de ce film : l’inquiétude que provoquait le gouvernement Thatcher. Mais ce n’est pas le sujet essentiel du film, et ce n’était pas mon aiguillon principal. [...] C’est vraiment le soin et la bienveillance, et je veux que ce soit un film universel, pas qui porte seulement sur l’ère Thatcher. (Mike Leigh) 

La question de la vieillesse, du grand âge, notamment les personnes qui perdent la tête, la démence sénile, c’est vrai, c’est un sujet universel. (Mike Leigh)

De tous les films que j’ai réalisés, c’est le seul qui véritablement déploie une sorte de caricature. […] Je joue un peu sur ce côté caricatural, un peu second degré. Parce que la manière dont je dépeins [les personnages], c’est ancré dans la réalité, mais c’est vrai qu’il y a des petits clins d’œil [...]. Là, c’est vrai qu’il y a un peu plus d’aspérités, c’est là où intervient un peu le côté caricatural. Mais parce que je voulais donner un côté un petit peu de folie, dépeindre des gens qui glissent vers un terrain moral très dangereux. (Mike Leigh)

Dans tous mes films, je passe beaucoup de temps, des mois en fait, à la préparation avec tous les acteurs avant de commencer à tourner. Et je commence toujours sans scénario, sans synopsis. Je demande aux acteurs de créer leurs personnages. [...] Ce sont en fait des acteurs très versatiles, c’est-à-dire qu’ils sont capables d’incarner des vrais gens, des types de gens qu’on trouve dans la société. (Mike Leigh)

Ce que je fais avec mes acteurs, dans tous mes films : en fait, on reconstruit, on construit toute une traversée, un voyage avec ces personnages, leurs vies. [...] Et ça on y parvient grâce aux répétitions et à l’improvisation, c’est comme ça que l’on construit des personnages, on prend des notes pendant les répétitions, c’est tout un processus. Et en fait on a vécu l’histoire de la famille depuis le début, tous ensemble, par l’improvisation [...]. (Mike Leigh)

Finalement, il s’agir de parler de gens positifs, créatifs, imaginatifs. On veut dire : la vie continue. [...] Je crois qu’au final c’est un film optimiste, je l’espère du moins, mais sans qu’il y ait une once de sentimentalisme, ou de romantisme, ou de trop grande illusion. (Mike Leigh)

Je crois que la question fondamentale au cœur de High Hopes reste la même, elle est constante, même si on entre dans un monde inédit [...], la question de la vieillesse et de la solitude. (Mike Leigh)

J’ai eu une révélation extraordinaire, à savoir que j’ai découvert le cinéma du monde entier, et entre autres explosions que j’ai ressenties, j’ai été exposé à la Nouvelle Vague. Et bien sûr tous les jeunes, y compris moi, on a été complètement emballés par Jules et Jim, et surtout par Jeanne Moreau. (Mike Leigh)

Truffaut, comme d’autres cinéastes de la Nouvelle Vague, et d’autres cinéastes d’ailleurs, ont énormément influencé mes idées de jeune cinéaste, et mes aspirations, mes ambitions en tant que jeune réalisateur. (Mike Leigh)

Quant à François Truffaut, le film qui m’a beaucoup influencé quand j’étais un cinéaste en herbe, c’est Les Quatre Cents Coups. Et l’idée qu’on puisse tourner un film autobiographique qui ait toute la réalité pourtant, qui est tellement empreint de poésie. Ça m’a complètement emballé. Je n’ai jamais fait de film qui ressemble vraiment aux films de Truffaut, mais j’espère avoir pris un petit peu de cet état d’esprit, c’est-à-dire des films qui se coltinent au vrai monde, [...] [qui] arriv[ent] à capturer la vraie image du monde. [...] Comme beaucoup d’autres cinéastes, j’ai une grande dette envers François Truffaut. (Mike Leigh)

La famille [...] représente un prisme pour la société en général, est universelle [...]. Ce qu’on voit dans ce film, c'est justement les différences, les clivages au sein de la famille, par rapport à leurs idées politique et à leurs valeurs, et comment ça se traduit dans leurs actions, dans leurs paroles [...]. Donc bien sûr la famille est bien représentée dans le film comme un reflet de la société à l’époque thatchérienne. (Sarah Pickard) 

On voit très bien [...] ce mécanisme par lequel l’appât d’une sorte d’embourgeoisement, ou d’ascension sociale par l’acquisition de la propriété, peut éloigner [...] de valeurs [...] qui seraient des valeurs plus authentiques de la classe ouvrière ou du petit peuple. [...] Et le prisme de Mike Leigh [...] consiste à montrer comment au sein d’une même famille une fratrie est divisée finalement par des choix, [...] des parcours opposés. (Jean-François Baillon)

[Il y a] cette dimension d’absurdité dans les jeux de langage, dans la gestuelle, qu’il travaille avec ses acteurs, et qui finalement montre que ces personnages sont [...] enfermés finalement [...], ils tournent un petit peu à vide. Et ça c’est quelque chose qui revient très souvent dans son cinéma, de montrer des personnages qui sont enfermés dans une forme de logorrhée, […] qui grimacent, et qui finalement au-delà même d’une appartenance de classe ou d’une appartenance de condition sociale sont prisonniers d’une forme de répétition. (Jean-François Baillon)

On distingue de façon très marquée les accents, les régions, et la classe sociale. C’est quelque chose de très frappant en Angleterre, on ouvre la bouche et on peut placer quelqu’un par rapport à sa classe sociale. (Sarah Pickard) 

Les valeurs familiales, il y a une grosse ambiguïté, c'est que d’un côté leur acception victorienne, la plus traditionnaliste, la plus enfermante, est revendiquée par le thatchérisme, mais en même temps, elle est aussi quelque part revendiquée par une certaine culture ouvrière un peu traditionnelle. […] Donc là […] il y a une forme de tension qui me paraît intéressante. (Jean-François Baillon)

Pour Thatcher, [...] la famille était quelque chose d’important. Mais ce qu’on voit dans ce film comme reflet, c’est aussi [...] les valeurs et cette différence de valeurs et l'individualisme [...], et [les] aspirations personnelles qui vont être placées [...] [au-dessus du] sentiment envers leur mère, et [de] la famille [...]. Et donc on voit à cette époque de Thatcher la naissance de cet individualisme. (Sarah Pickard) 

On voit […] une sorte de changement, une évolution très importante entre les générations, où on voit que les personnes âgées, donc les baby-boomers, qui sont plus âgés, nés après la Deuxième guerre mondiale, et donc qui sont les grands-parents ou les parents maintenant, sont beaucoup plus conservateurs, qui votent massivement à droite, massivement pour le Brexit […]. Et aussi qu’ils sont plus contre l’immigration, qu’ils lisent plus les journaux de droite, les tabloïds, qui vendent des millions en Angleterre, par rapport à la France. Avec une nouvelle génération qui vit autrement, qui a grandi, qui connaît l’austérité et la précarité, qui existent depuis 2010. [...] Ce qu’on voit dans la jeune génération, non seulement ils votent plus à gauche, ça a toujours été le cas presque, […] mais on voit massivement surtout les jeunes femmes et les personnes issues des minorités ethniques qui votent beaucoup plus à gauche. [...] La jeune génération a des valeurs qu’on appelle ouvertes, open, plus cosmopolites, ouvertes vers le monde, plus en faveur de la justice sociale, les valeurs qu’on appelle post-matérialistes, [...] de valeurs sociales et d’égalité, que ce soit par rapport à l’écologie ou autre chose. (Sarah Pickard) 

La question de trouver sa place, c’est fondamental dans tout le cinéma de Mike Leigh, et ça dépasse de très très loin la question de la propriété, ça dépasse de très très loin la question de la Grande-Bretagne. […] Trouver sa place […] au sein de la famille, mais aussi en dehors de la famille, grâce à la famille, mais aussi contre la famille. (Jean-François Baillon)

Il ne faut pas oublier que cette vision très négative de la famille comme institution, ça fait partie du bagage culturel, et intellectuel, et de la formation de Mike Leigh dans sa génération. (Jean-François Baillon)

On voit de plus en plus de familles monoparentales et de familles recomposées, qui ne sont pas aidées par l’Etat-providence [...]. On voit justement la transformation de la société à travers les cellules familiales, comment elles sont constituées, et justement cet isolement [...], parce qu’on voit de plus en plus de personnes qui vivent seules, mais de plus en plus de personnes aussi qui n’ont pas d’enfant, qui n’auront jamais d’enfant, qui ne souhaitent pas avoir d’enfant, ou qui financièrement ne peuvent pas avoir des enfants [...]. On voit [que] le taux de fécondité, ou le taux de natalité, est à la baisse au Royaume-Uni, et encore plus depuis le début de l’austérité en 2010. Donc on voit l’influence de la politique, l’économie, le social sur la composition de la famille, et puis aussi sur le divorce, parce que les gens se marient moins, divorcent moins parce qu’il n’ont pas l’argent, et effectivement on voit tout cela à travers le prisme de la famille, et c'est universel. (Sarah Pickard) 

Le déclassement, c'est l’idée que l’ascenseur social est en panne, et que dans le passé, au XXe siècle, les parents aspiraient à avoir [de] meilleure[s] condition[s] de vie pour leurs enfants, conditions matérielles, au niveau de l’éducation aussi, et qu’ils soient plus sûrs. Et on a vu à chaque génération les conditions de vie s’améliorer dans l'ensemble. Et ce qu’on voit en ce moment, surtout maintenant, entre l’austérité, la précarité, c'est que la jeune génération vit à travers un déclassement profond, où justement ils sont dans une pire position que leurs parents et leurs grands-parents. Et donc c'est non seulement le manque d’ascenseur social, c'est le renversement, [l’ascenseur social] qui descend. (Sarah Pickard) 

Il y a des petits morceaux d'autobiographie indirecte ici et là dans ses films. [...] Il n’a pas fait d’autobiographie à la Truffaut évidemment, mais il y a une dimension comme ça parfois discrètement autobiographique. (Jean-François Baillon)

On voit des clivages qui ne sont pas juste anecdotiques, du fait que les familles ont été déchirées, ou très divisées sur la question du Brexit, s’il fallait rester dans l’Union européenne ou pas. [...] Plus on est jeune, plus on vote pour rester. Plus on est âgé, plus on vote pour quitter. [...] On voit très nettement une différence intergénérationnelle sur la question du Brexit et des valeurs. (Sarah Pickard)

Extraits diffusés :

  • Extrait du film High Hopes (1988) de Mike Leigh : les bourgeois, Mr et Mrs Boothe-Braine, parlent opéra
  • Extrait du film High Hopes (1988) de Mike Leigh : la scène d'anniversaire hystérique de Mrs Bender 
  • Carte Blanche de Mike Leigh : "Le Tourbillon de la vie" chanté par Jeanne Moreau dans Jules et Jim (1962) de François Truffaut 
  • Extrait du film Be Happy (2008) de Mike Leigh : Polly, jeune institutrice, reçoit un travailleur social venu s’occuper d’un de ses élèves qui a un comportement violent avec les autres enfants 

Traduction de l'entretien avec Mike Leigh : Eve Dayre 

L'équipe