Enseignement moral et civique : de quoi parle-t-on

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Enseignement moral et civique : de quoi parle-t-on

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L’EMC est aujourd’hui enseigné du CP jusqu’à la terminale, à raison d’une heure par semaine en primaire, et d’une heure tous les quinze jours au collège et au lycée. Soit environ 300 heures sur l’ensemble de la scolarité.
L’EMC est aujourd’hui enseigné du CP jusqu’à la terminale, à raison d’une heure par semaine en primaire, et d’une heure tous les quinze jours au collège et au lycée. Soit environ 300 heures sur l’ensemble de la scolarité.
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Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie assassiné le 16 octobre, avait montré des caricatures de Charlie Hebdo à des élèves dans le cadre de l’enseignement moral et civique. Un enseignement qui a évolué depuis la laïcisation de l'école, et qui a été renforcé ces dernières années.

Un hommage national à Samuel Paty aura lieu dans la cour de la Sorbonne ce mercredi soir. Le professeur d’histoire-géographie décapité vendredi dernier recevra la Légion d'honneur à titre posthume et sera également fait Commandeur des Palmes académiques. Au début du mois, il avait montré des caricatures de Charlie Hebdo à des élèves de quatrième, dans le cadre de l’enseignement moral et civique (EMC). Un cours contesté qui aurait abouti au drame.

L’enseignement de la morale a régulièrement été sujet à débat depuis sa dissociation de l’enseignement religieux, avec la loi Ferry en 1882. En 1985, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Education nationale, réintroduit à l’école primaire et au collège une éducation civique, laissant une plus large place à la transmission des valeurs.

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Un tournant en 2015, après l'attaque de Charlie Hebdo

En 2012, Vincent Peillon initie le projet de l’enseignement moral et civique. Les programmes sont finalement publiés en 2015, après l'attaque contre Charlie Hebdo. Ils viennent remplacer l’éducation civique au collège et l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) au lycée. Attentats de janvier 2015 obligent, les programmes de cet enseignement sont très ambitieux. “L’impulsion de 2015 a vraiment marqué les pratiques” selon Cécile Berterreix, professeure des écoles, formatrice et co-auteure de Territoires Vivants de la République.

C’est à ce moment-là qu’apparaît l'EMC tel qu'on le connaît aujourd'hui selon Cécile Berterreix : 

Il y a une réelle bascule à ce moment-là. Vincent Peillon affirme l’idée qu’il y aura une morale laïque plutôt dans le sens de l'exercice du jugement, la compréhension de soi et d’autrui, le bien fondé des valeurs. Cela bousculait les pratiques parce que cet enseignement devenait un enseignement à part entière (il était auparavant rattaché à l’histoire-géographie). La contribution est pluridisciplinaire, on va même jusqu'à le penser en tant que parcours.

En effet, l’EMC est aujourd’hui enseigné du CP jusqu’à la terminale, à raison d’une heure par semaine en primaire, et d’une heure tous les quinze jours au collège et au lycée. Cela représente environ 300 heures sur l’ensemble de la scolarité.

L’EMC est divisé en quatre grands thèmes, qui mêlent “valeurs, savoirs et pratiques" selon Cécile Berterreix :  

  • La sensibilité (soi et les autres) 
  • Le droit et la règle (les principes de vie avec les autres) 
  • Le jugement (penser par soi-même et avec les autres) 
  • L’engagement (agir individuellement et collectivement) 

Un enseignement irrigué par la société

Le tout présente trois objectifs à atteindre en fin de scolarité : respecter autrui, acquérir et partager les valeurs de la République, se construire une culture civique. Cécile Berterreix estime que cette évolution était nécessaire pour que cet enseignement soit en phase avec la société : 

On a une société qui se complexifie, porteuse d’inégalités scolaires et sociales, avec une montée de l’individualisme social, peut-être une fracture de la population. L’espace scolaire est irrigué par ces questions-là. Donc il y a l’idée de redéfinir un idéal commun, avec derrière adhésion et construction. On ne peut plus se contenter du seul respect. Il y avait cet effort-là réel à faire.

Mais la dernière réforme du lycée est passée par là. Selon Solène Pichardie, co-présidente de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES), ce temps d’EMC était très efficace pour monter des projets communs : “Pendant plusieurs années, j’ai monté des projets d'éducation aux médias, aux méthodes d’enquêtes, à la recherche d'information. Les élèves s’en emparent vraiment quand il y a des logiques de projets, quand ils sont en petits groupes et qu’on a le temps.” La notation de cette matière est désormais obligatoire, mais Solène Pichardie assure n’avoir jamais eu besoin de la pression de la note pour intéresser les élèves. Mais la dernière réforme du lycée rend “plus compliqué” l’enseignement et l’appropriation par les élèves de cet enseignement : “Avant 2019, il était inscrit dans les textes que cet enseignement se faisait en effectif réduit. Depuis 2019, c’est terminé”, précise Solène Pichardie.

"On a besoin de plus de temps"

Désormais, pour dédoubler les classes d’EMC au lycée, il faut piocher dans les heures dites “à la marge”, c’est-à-dire les heures réservées aux options. Selon Christine Guimonnet, secrétaire générale de l’association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG), "la première décision que le ministère devrait prendre, plutôt que partir dans tous les sens, c’est que les heures d’EMC soient systématiquement dans la dotation horaire globale”, et donc que cette dernière soit augmentée.

Il faut savoir ce que l’on veut. On n’a pas besoin de fiches ou de nouveaux supports. Ce qu’il nous faut, c’est du temps pour travailler avec les gosses. Du temps, et de bonnes conditions de travail. Pour que l'on puisse travailler nos matières, et que l'on ne soit pas tentés de boucler nos programmes en utilisant les heures d’EMC.                              
Christine Guimonnet

Pour ce qui est du contenu de cette matière, et alors que plusieurs appels à renforcer cet enseignement ont été lancés, Laurence Bardeau-Alméras tempère. Selon cette professeure d’histoire-géographie en collège, également membre de l’APHG, le contenu de l’EMC “est déjà très ambitieux. Il est déjà énorme ce programme ! Les moyens doivent être renforcés, les heures, le dédoublement. Mais pas le contenu.

Ouvrir l'EMC à toutes les disciplines

Majoritairement enseigné par des professeurs d’histoire-géographie, l’EMC est pourtant aussi ouvert à toutes les disciplines. “Les professeurs d’histoire-géo ont alors trois matières à enseigner, explique Laurence Bardeau-Alméras_. Il faut boucler les programmes._ C’est fondamental, passionnant et on y tient, mais c’est un peu la cinquième roue du carrosse. Cela crée une énorme frustration pour nous de ne pas y consacrer le temps qu’on voudrait”. 

Toutes les disciplines peuvent apporter un éclairage intéressant à cet enseignement, selon Solène Pichardie, professeure de SES. Mais il faut développer la formation des enseignants. Il y a un manque à ce niveau-là. Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l'éducation et de la pédagogie et invité du journal de 12H30 de France Culture lundi 19 octobre, affirme que les enseignants doivent être beaucoup plus accompagnés par l'institution :

L'éducation morale et civique doit être accompagnée. Tous les professeurs doivent être accompagnés et surtout, tous les professeurs doivent se sentir concernés, pas seulement les professeurs d'histoire. Parce que dès l'école maternelle, dès l'école primaire, le travail sur le langage dans toutes les disciplines, en mathématiques, en français, mais aussi le travail en lycée professionnel, en mécanique ou autre chose, toutes les disciplines sont des occasions d'apprendre à parler juste, d'apprendre à balayer les préjugés, d'apprendre à être précis, rigoureux, respectueux aussi dans la prise de parole. Tout cela construit une ambiance et une citoyenneté. C'est long, c'est compliqué, c'est difficile. Mais je crois que c'est un chantier qui est devant nous et qui est éminemment nécessaire.                              
Philippe Meirieu

"Les parents n'ont pas à contester les méthodes ou les programmes"

A cela s’ajoute la propension de plus en plus grande selon Christine Guimonnet, qu’ont les parents à vouloir influer sur le contenu des enseignements : “C’est nous qui avons les gosses en classe. On sait comment faire. Mais vous avez des parents qui viennent tout le temps contester, alors que le ministre a dit que les profs devaient être soutenus. Cela fait des années que ça dure. Les parents n’ont pas à contester les méthodes pédagogiques et le contenu des programmes.” Philippe Meirieu renchérit : 

Philippe Meirieu : "Il faut dire clairement aux familles qu'elles n'ont pas pouvoir dans l'enseignement public sur les contenus et les méthodes d'enseignement."

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Il faut dire clairement aux familles dans l'enseignement public qu'elles n'ont pas de pouvoir sur les contenus et les méthodes d'enseignement. Il faut le dire tout en les accueillant, parce que le risque existe réellement que ces familles, à ce moment-là, fuient vers l'enseignement privé hors contrat. Il faut les entendre, les accueillir, mais il faut être ferme. Et il faut être ferme sur le projet de l'école de la République et sur le fait que l'école de la République n'est pas au service des familles et a fortiori de l'idéologie des familles.

A ce sujet, Jules Ferry esquissait déjà, dans sa lettre aux instituteurs de 1883, le difficile équilibre entre l'enseignement de la morale et le respect des croyances de chacun. Un équilibre largement remis en question aujourd’hui :

Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité.

En 1993, à l'occasion du centenaire de Jules Ferry, une institutrice de Poitiers a l'idée de reconstituer dans sa classe l'ambiance de cette époque, y compris la leçon de morale.

Aujourd’hui, alors qu’un professeur a payé de sa vie le fait d’avoir froissé un parent d’élève, les enseignants de l’EMC prennent ou reprennent conscience de la sensibilité de cette matière. Selon Laurence Bardeau-Almeras, “_l’EMC est par définition notre chemin de crète__. C’est dans cet enseignement qu’on peut le plus être interpellé par nos élèves. Donc la difficulté on l’a depuis toujours. On sait que ce sont des sujets sensibles et qu’on s’expose._”

On s’est totalement vu à la place de Samuel Paty. On s’est tous vu faire ce cours, avec la délicatesse, la finesse intellectuelle qu’il faut avoir pour aborder ces questions-là. Nous avons été saisis par un sentiment d’effroi, de peur. Est-ce qu’on va avoir la force de dépasser cette peur et de ne pas tomber dans l’autocensure ? Je ne sais pas.

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