Centre de déradicalisation de Pontourny : un échec riche d'enseignements

Publicité

Centre de déradicalisation de Pontourny : un échec riche d'enseignements

Par
Manifestation de riverains contre l'ouverture du centre de déradicalisation de Pontourny, en Indre-et-Loire, le 13 septembre 2016.
Manifestation de riverains contre l'ouverture du centre de déradicalisation de Pontourny, en Indre-et-Loire, le 13 septembre 2016.
© Maxppp - Patrice Deschamps

Entretiens croisés. Qu’est-ce que la "radicalité" politico-religieuse, comment accompagner les jeunes concernés ? Dans une enquête sociologique, trois maîtres de conférences à l’université de Tours reviennent sur la brève expérience du centre de déradicalisation au château de Pontourny, en Indre-et-Loire.

Un impossible travail de déradicalisation, qui vient de paraître chez érès, est une enquête sociologique réalisée par trois maîtres de conférence de l’université de Tours : Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen. Le livre analyse les ressorts du fiasco du centre de prévention et d’insertion à la citoyenneté (CPIC), premier centre de déradicalisation en France installé au château de Pontourny, à Beaumont-en-Véron, en Indre-et-Loire. Réponse de l’action publique après les attentats de 2015, symbole politique, il n’aura accueilli que neuf pensionnaires entre son ouverture effective en septembre 2016 et sa fermeture en juillet 2017. Les sociologues ont réalisé des entretiens avec la quasi totalité des personnels tout au long de cette unique expérience menée par l'Etat. Ils mettent en garde sur la tentation d’agir uniquement en réaction politique aux attentats et révèlent un univers de lutte de territoire professionnel sur une notion, la déradicalisation parcourue d’un foisonnement d’approches. Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen ont répondu collectivement à cette interview. 

Pourriez-vous nous situer cette initiative du gouvernement Valls dans l’histoire récente de l’action publique contre la radicalisation et le terrorisme, dont vous estimez le point de départ à partir des attaques de Mohamed Merah en 2012 ?

Publicité

Les travaux de Romain Sèze, sur lesquels nous nous appuyons, montrent en effet que l'élaboration d'une réponse préventive au terrorisme a été tardive en France. Les choses n'ont commencé à évoluer qu'après les attaques de 2012. Avec la multiplication des départs en Syrie, le gouvernement a progressivement saisi l'ampleur du problème, sous la pression des familles. Le fait que des jeunes issus des classes moyennes, souvent convertis, puissent se "radicaliser" en quelques mois et partir, a constitué un signal d'alarme pour les autorités. 

En 2014, un premier plan de lutte anti-terroriste est élaboré, une circulaire crée des cellules départementales d'écoute et d'assistance aux familles, mais c'est clairement le Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) de 2016, qui pose les bases d'une réponse publique préventive aux phénomènes de "radicalisation" avec notamment, parmi quatre-vingt mesures, l'annonce de l'ouverture dans chaque région d'un "centre de réinsertion et de citoyenneté dédié à l’accueil de personnes radicalisées ou en voie de radicalisation avec hébergement". Le CPIC de Beaumont-en-Véron a été le premier - et le seul - de ces centres à voir le jour.

Quelle a été la "philosophie" et l’objectif de ce centre ? En quoi présentait-il une approche nouvelle pour aborder les jeunes radicalisés ?

Le CPIC proposait à des "volontaires" un accueil en internat sur une période de dix mois. Différentes "plateformes thématiques" leur étaient proposées, impliquant successivement un travail de désengagement/désembrigadement, un "parcours citoyen", un suivi médico-social et, pour finir, l'élaboration d'un projet professionnel, qui constituait l'objectif final du parcours. Tout cet accompagnement était organisé au quotidien à travers des règles de vie collective qui empruntaient à la fois aux Centres éducatifs fermés (CEF) et aux Établissements publics d'insertion de la Défense (EPIDe), avec une volonté d'offrir un cadre strict et très englobant, tout en promouvant l'adhésion au cadre républicain à travers des outils de socialisation d'inspiration militaire (uniforme, levée des couleurs, etc.).

Cette initiative marque une rupture car c'est la première fois que l'Etat crée de lui-même une structure ad hoc destinée à ces publics ; la prévention était jusqu'ici essentiellement portée dans le cadre scolaire ou carcéral, et souvent par le biais de structures associatives. Là, l'Etat revendique de saisir le problème à bras le corps. Le gouvernement s'est impliqué très directement dans la conception du programme. C'est le cabinet du premier ministre qui impose notamment le recours à des méthodes d'inspiration militaire pour cadrer les jeunes - contre l'avis de la plupart des experts consultés au cours de l'élaboration du projet. L'objectif du centre était donc indissolublement de tenter d'agir sur le problème, mais aussi de communiquer sur l'action du gouvernement, qui se voulait ferme et humaniste.

Pourquoi ce centre n’a-t-il accueilli que neuf pensionnaires en onze mois ?

Le projet initial était d'accueillir sous contrainte des revenants de Syrie. A partir de l'été 2015, il a été décidé que ceux-ci seraient directement incarcérés. Ce n'est qu'après les attentats du 13 novembre que le projet a donc été réorienté vers des jeunes dits "en voie de radicalisation". Sous la pression du voisinage et des élus locaux, le gouvernement s'est par ailleurs engagé à ce que les publics ne soient pas "sous main de justice", qu'ils n'aient pas d'antécédents de violence et qu'ils ne soient pas non plus fichés S (une promesse non tenue).

Il fallait enfin et surtout que les pensionnaires soient volontaires, ce qui est fort rare : en effet, un radicalisé ne se considère généralement pas comme tel. Un rapport sénatorial sur le sujet a avancé qu'à peine 60 personnes parmi les milliers signalés aux cellules préfectorales avaient été présélectionnées et que parmi elles, moins d'un tiers avaient donné un accord de principe. Bref, le centre a d'abord souffert de la définition d’un profil quasi introuvable. Il a également pâti du calendrier électoral. La démission de Manuel Valls à l'automne 2016 et l'imminence de la campagne présidentielle ont poussé toute la chaine de décision de l'Etat à la plus grande prudence. Les préfectures ont ainsi rapidement cessé de présenter des candidats.

L'Invité des Matins d'été (1ère partie)
22 min

Le CPIC a été hébergé dans un ancien centre éducatif et de formation professionnelle rattaché à l’aide sociale à l’enfance du département de Paris et qui devait fermer. Une partie des éducateurs spécialisés de ce centre ont été employés dans la nouvelle structure de déradicalisation. Votre enquête montre qu’au fil des mois ils se sont retrouvés marginalisés par l’équipe dirigeante. Pourquoi ?

Notre question de départ portait précisément sur les "anciens" du site : comment allaient-ils se fondre dans ce nouveau projet ? Il faut se mettre à leur place : pendant des années, ils travaillent dans une relative autonomie, ils s'occupent de mineurs isolés. Ils ont de bons résultats malgré des moyens limités mais en 2015, la mairie de Paris décide de fermer leur établissement pour raisons budgétaires. Après des mois de mobilisation, on leur propose finalement de conserver leur emploi sur place, mais dans un projet complètement différent. On leur annonce des publics potentiellement très dangereux, qu'il va falloir travailler dans le cadre du secret-défense, qu'ils seront rebaptisés "référents éducatifs de parcours citoyen" et, finalement, qu'il leur faudra porter un uniforme et participer à la levée des couleurs le vendredi matin. Un certain nombre refuse, par crainte ou par principe, mais beaucoup s'engagent. Et pour nous, observer leur adaptation à ce nouveau cadre de travail était une manière de questionner les évolutions des professions éducatives dans leur ensemble face aux problématiques de radicalisation. Comment allaient-ils réagir face à la question religieuse ? Comment allaient-ils composer avec la symbolique patriotique ?

Alors effectivement, le centre a été le théâtre d'un conflit du travail assez profond entre la nouvelle direction et une partie des équipes. Il y a eu des réunions très houleuses et plus d'une dizaine de démissions dans les premiers mois d'existence du centre. Ce type de tensions est courant lors de changement de direction, mais ce qui a retenu notre attention ce sont les divisions qui ont empêché de produire un véritable collectif de travail.

Les anciens salariés du centre éducatif ont été progressivement marginalisés par l'équipe dirigeante parce qu’ils revendiquaient la possibilité de débattre du programme, qu'ils critiquaient le manque de souplesse et d'ouverture de leur hiérarchie, en l’accusant de vouloir les mettre au pas, de les empêcher de penser. De son côté, la hiérarchie pointait la difficulté de créer une cohésion d'équipe avec des personnels décrits comme trop laxistes et trop distants vis-à-vis des symboles patriotiques. Ils ont constamment été suspectés d'un défaut de loyauté au projet. En somme, on leur reprochait de ne pas jouer le jeu, de fragiliser le dispositif de socialisation (la métaphore récurrente était celle de la famille : on n'étale pas ses désaccords éducatifs devant les enfants). Ce débat dépasse de loin les enjeux locaux du centre. La demande de cohésion et d'allégeance typique des situations de crise laisse généralement peu de place à la pensée critique et à la distanciation. Or, c'est ce qui est normalement attendu du travail éducatif.

Pensez-vous qu’il soit possible de créer un "langage commun" entre ces cultures professionnelles, l’une issue de la socialisation militaire, l’autre de l’éducation spécialisée ?

Comme nous le soulignons dans le livre, le centre a été un "carrefour des engagements" où l'ensemble du personnel se définissait par son engagement dans le travail éducatif. Tous étaient également convaincus qu'il fallait faire quelque chose et, pendant un temps du moins, le sentiment d'union nationale a poussé à mettre sous le boisseau les divergences idéologiques. Malgré les désaccords qui ont fini par apparaître avec le temps, les protagonistes du centre partageaient une même croyance dans les vertus du travail éducatif. 

On peut dire que tous se revendiquaient "éducateurs", mobilisaient les mêmes termes mais y accolaient des valeurs différentes. Nul ne discutait l'importance du cadre, du respect des valeurs de la République, mais les professionnels n'entendaient pas la même chose dans ces termes. Finalement, la République elle-même est apparue comme l'objet d'appropriations multiples et on a pu constater un dialogue de sourds entre les tenants d’une République que l'on pourrait dire martiale ou régalienne et une République sociale.

Votre travail montre l’effet visiblement positif d’un aumônier musulman dont le recrutement n’était pas prévu initialement. Ce dernier a fait passer le projet "d’une absence totale d’accompagnement de la pratique à une tentative de prise en charge religieuse par le religieux". Qu’a-t-il apporté concrètement et quelle analyse en tirez-vous ?

Le programme du CPIC comportait théoriquement la possibilité de recourir à un "mentorat" spirituel ou religieux mais, à l'ouverture du centre, personne n'occupait cette fonction. Durant les premières semaines, les personnels semblaient désarmés face à la question religieuse. Comment composer avec le besoin de religiosité des pensionnaires, avec leur souhait par exemple de faire leurs cinq prières quotidiennes à heure fixe ? Rien n'était prévu dans l'agenda très serré du programme : entre les cours sur l’Histoire de France, les ateliers de discussion sur l’actualité, les activités pratiques, les sorties, les jeunes avaient très peu de temps pour eux. De plus, le règlement n'autorisait les prières qu'à titre individuel et dans l'espace privé des chambres, or celles-ci n'étaient pas accessibles en journée. C'est un exemple des crispations du quotidien, que les personnels ont dû affronter tant bien que mal face à des jeunes qui contestaient et contournaient cette règle. 

L’arrivée de l’aumônier a en quelque sorte permis d'introduire de la souplesse, en donnant des arguments religieux pour expliquer la possibilité de décaler les prières. Il a apporté une érudition et des arguments théologiques qui faisaient défaut aux équipes en place. Cela plaide pour une prise en charge religieuse du religieux, mais cette éventualité impliquerait le retour du directeur de conscience dans le travail social et ce n'est pas sans poser problème dans le cadre juridique de la laïcité à la française.

Le CPIC devait être un établissement pilote pour la création de treize autres centres dans les grandes régions métropolitaines. L’échec du projet a-t-il laissé en friche l’accompagnement des jeunes radicalisés ? Avez-vous des informations sur les nouvelles directions prises ?

Notre travail de terrain s'est arrêté suite à la fermeture du CPIC et nous n'avons pas d'informations précises sur ce point. Cependant, l'échec du CPIC a probablement poussé à abandonner certaines ambitions et certaines approches, telle que l'idée d'offrir un hébergement de longue durée à des volontaires.

Depuis l'arrêt du CPIC, seule l'administration pénitentiaire est confrontée à cet accompagnement socio-éducatif mais concernant uniquement des personnes sous main de justice, mises en examen ou condamnées pour des actes de terrorisme ou pour des faits de droit commun et identifiées comme radicalisées. Quatre centres de prises en charge en milieu ouvert ont été installés en région parisienne, Marseille, Lille et Lyon. Ces programmes ne sont pas médiatisés. C’est une des conditions selon vous de la réussite de ce type d’initiatives ? 

Le CPIC a en effet souffert du rôle emblématique que lui confiait le gouvernement qui a beaucoup communiqué à son sujet. La surmédiatisation du centre a compliqué le travail des salariés. Les personnels et les pensionnaires ont vécu dans la situation d'assiégés, coincés entre les médias qui campaient devant la grille et le voisinage qui ne cachait pas son hostilité.

Le CPIC faisait peur. La couverture médiatique du sujet n'a fait qu'alimenter cette peur, donnant à penser que le danger était partout, pouvait surgir de nulle part. Malgré les garanties apportées par les pouvoirs publics sur la faible dangerosité des jeunes, le voisinage direct redoutait que le CPIC soit une "djihad academy" implantée à leur porte, qui plus est à quelques kilomètres de la centrale nucléaire d’Avoine. Mais, si certains riverains étaient très remontés, c’était loin d’être le cas de tous.

Quel est l’état aujourd’hui des différentes approches de la radicalisation ? Pourriez-vous nous expliquer les différents "courants" et les personnalités en lien avec ces approches ?

Livrer un état des lieux précis sur le sujet ne va pas de soi tant les publications en la matière sont nombreuses, notamment depuis les attentats de 2015. Les débats sont vifs, à la mesure des incertitudes. On pense notamment à la controverse médiatisée entre Gilles Kepel et Olivier Roy, résumée par l'opposition entre la thèse d'une "radicalisation de l'islam", pour le premier, et une "islamisation de la radicalité", pour le second.

Si l'on prend un peu de recul, différentes lectures sont à l’œuvre, fortement corrélées aux appartenances disciplinaires. Une lecture psychanalytique, qui occupait une place de choix dans le centre, voit dans la radicalisation une réponse à des fêlures d'ordre narcissique (Fethi Benslama). Une analyse centrée sur les mécanismes d'abolition du sens critique, assimilant le djihadisme à un embrigadement sectaire, est par exemple défendue médiatiquement par Dounia Bouzar ou Gérald Bronner (qui est intervenu au centre). Mais cette approche est très discutée par de nombreux sociologues, qui mettent en avant le rôle des inégalités sociales et l'expérience des discriminations dans le parcours des personnes "radicalisées".

Ce qu'on peut dire à ce stade est que les travaux documentés les plus récents tendent à montrer qu'on ne peut pas parler d'une radicalisation, mais qu'il s'agit de processus très divers qui relèvent de logiques complexes et imbriquées. Aucune explication hégémonique simple ne peut s’imposer. C'est finalement le concept de "radicalisation" en lui-même qui mérite d'être interrogé, car il s'agit avant tout d'une catégorie administrative de signalement, pas forcément d'un concept scientifique.

Vous avez "provoqué" tous les trois ce travail d’enquête sans passer par les canaux habituels de la recherche. Que signifie pour chacun d'entre vous cette démarche et que vous a-t-elle apporté en tant que scientifiques ?

En avril 2016, lorsqu'on a appris qu'un centre allait s'ouvrir, pas loin de l'université, c'était quelques mois après les attentats du 13 novembre. Se rendre sur le site, chercher à saisir ce qui était sur le point de se construire relevait d'une nécessité, comme pour beaucoup à ce moment-là, de pouvoir faire quelque chose, en l'occurrence notre métier de sociologue. 

Une fois que l'enquête avait démarré nous avons bien cherché des financements, notamment un financement ANR (Agence nationale de la recherche), qui nous a été au final refusé. C'est notre statut d’enseignants-chercheurs qui nous a permis de faire cette enquête, laquelle aurait été donc impossible pour des chercheurs précaires dont les revenus sont conditionnés aux appels à projet. 

Notons au passage, qu'avec la loi qui s'annonce (la LPR), il sera de moins en moins possible de faire des recherches de ce type. Si nous avons déploré le manque de moyen lors du démarrage de l'enquête (pour nos déplacements, les retranscriptions d'entretiens, la participation à des séminaires, etc.), nous avons finalement tiré un certain avantage à travailler en toute autonomie. Et sans doute que cette position a également joué dans le rapport avec les personnels interviewés. On travaillait par intérêt scientifique et non en fonction d'une commande ou pour le compte d'un organisme.

Le Choix de la rédaction
4 min