Texte de Jaurès lu aux élèves : "C'était une époque où on croyait en l'avenir"

Publicité

Texte de Jaurès lu aux élèves : "C'était une époque où on croyait en l'avenir"

Par
Gravure de Jean Jaurès (1859-1914), publiée dans L'Ilustration, le 6 octobre 1900.
Gravure de Jean Jaurès (1859-1914), publiée dans L'Ilustration, le 6 octobre 1900.
© Getty - Stefano Bianchetti

Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a annoncé qu'un texte de Jean Jaurès serait lu le 2 novembre aux élèves. Cette décision fait suite à l'assassinat terroriste de Samuel Paty. Mais pourquoi le choix de ce texte ? Entretien avec Claude Lelièvre, historien de l'éducation.

Après l'assassinat terroriste de Samuel Paty, le ministre de l'Éducation, Jean-Michel Blanquer, a annoncé qu'un texte de Jean Jaurès sera lu le 2 novembre, jour de rentrée des élèves et des professeurs dans les établissements scolaires. Publiée dans La Dépêche, le 15 janvier 1888, cette lettre est adressée aux instituteurs et institutrices et les exhorte à être à la hauteur de la tâche qui est la leur, en apprenant aux enfants à lire, ce qui leur permettra d'accéder à la culture.

Louise Tourret, productrice de l'émission Être et savoir, consacrée à l'éducation, a demandé son avis au sujet du choix de cette lettre par le gouvernement à l'historien de l'éducation Claude Lelièvre.

Publicité
Être et savoir
58 min

Jean Jaurès a collaboré avec ce journal de 1887 à 1914. Il y a publié 1312 articles. C'est ce que rappelle Sébastien Marcel, journaliste dans ce même quotidien aujourd'hui quotidien, qui republie le texte en ligne si vous voulez le consulter, ainsi que la page d'origine du journal. Claude Lelièvre, vous êtes philosophe et historien de l'éducation. Avez vous été surpris par le choix de ce texte ?

Claude Lelièvre : Je ne suis pas vraiment surpris. C'est un texte intéressant. Il faut rappeler qu'il s'agit du jeune Jean Jaurès, à l'époque où il publie cette lettre. Jeune agrégé de philosophie, il a enseigné durant trois ans et il vient d'être élu député : le plus jeune député de France. C'est un républicain de progrès. Il n'est pas encore le Jaurès socialiste, leader d'un grand parti, que nous connaîtrons plus tard.

Il s'adresse directement aux professeurs. Il leur parle de pédagogie. Comment peut on qualifier la pensée pédagogique de Jean Jaurès? Et en quoi trouve t elle d'ailleurs un écho aujourd'hui ?

Ce n'est pas du tout une lettre pour encenser les instituteurs et les institutrices. Ce n'est pas une lettre aux hussards noirs. C'est une lettre pour les exhorter à être à la hauteur de leur tâche. En gros, il leur dit "Votre tâche n'est pas d'être au niveau du déchiffrage, au niveau du comptage, au niveau d'un primaire rudimentaire. Vous avez une grande tâche : c'est de libérer et de projeter dans l'avenir les jeunes Français". Aussi bien sur le plan de la patrie - ils sont Français -, des citoyens - ils sont citoyens -, et ils sont hommes. Donc pour cela, un seul véhicule : "savoir lire comme vous et moi", dit-il. C'est une profession de foi, à la fois sur les perspectives d'avenir que doivent avoir les jeunes Français. Il fait confiance aux Français, il fait confiance aux jeunes, et il fait confiance aux instituteurs à condition qu'ils ne rétrécissent pas leur rôle. Et leur rôle, c'est d'apprendre avant tout aux Français à ce qu'ils lisent très bien. Si on lit très bien, alors on est sauvé : on peut lire l'ensemble de la culture.

Jaurès parle aussi de cette étincelle qu'on peut faire naître dans chaque esprit d'enfant, cette étincelle de la pensée...

C'est une confiance très, très grande dans les capacités de chacun. Jaurès croit à l'éducabilité. De ce point de vue d'ailleurs, il est tout à fait en continuité avec Jules Ferry qui, lui aussi, disait qu'il fallait faire confiance à la spontanéité de l'enfant, l'accompagner, etc. On n'était absolument pas dans le rétrécissement et le rabougrissement à la fois culturel et pédagogique. C'était une époque où on croyait en l'avenir. De ce point de vue là, c'est intéressant, du moins si la lettre ne prend pas certains extraits et en laisse d'autres dans ce qui va être lu.... C'est vraiment une lettre qui se projette dans l'avenir et qui ne le craint pas.

On doit rappeler : Jean Jaurès, en France,  jusqu'à il y a peu de temps, c'était l'héritage de la gauche. Un héritage qui compte, peut-être dans le cœur de beaucoup d'enseignants si on considère qu'ils sont nombreux à être de gauche. Là nous avons un gouvernement qui n'est pas de gauche, que pensez-vous du fait que le ministre de l'Education mette Jean Jaurès en avant ?

Ca peut être une bonne chose. Parce que c'est un gouvernement qui tend, en tout cas dans ces aspects de l'Éducation nationale, à travers la figure du ministre, plutôt à la défiance qu'à la confiance.  Au rabougrissement et à l'allant plutôt qu'à l'allant et à la confiance envers les élèves, envers les enseignants. Parce que ce qui est caractéristique de ce jeune Jaurès n'est pas qu'il est clivant sur le plan politique, c'est qu'il est homme d'avenir. Il veut au fond poursuivre le mouvement d'avenir lancé par les républicains : il s'agit de passer de la République politique, démocratique, à la République démocratique sociale. Il s'agit donc de faire confiance à la base. S'il s'agit de faire confiance comme Jaurès, bravo ! Mais j'attends de voir.

Quand on entend parler de lettre aux instituteurs, on pense immédiatement à Jules Ferry. Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs dit : "On ne doit pas dire quelque chose qui choquerait un père de famille". Le fait de choisir Jaurès et non pas un texte de Ferry ou même de Ferdinand-Buisson, des gens qui sont plus directement attachés à la mémoire de l'école, montre qu'on est pas tout à fait à l'aise avec ces pensées qui sont aussi assez anciennes au regard de l'histoire de l'école ?

C'est parce qu'on a obscurci le sens de la lettre de Jules Ferry, qui n'arrête pas de dire qu'il ne faut surtout pas effectivement choquer la conscience des parents d'élèves et des élèves sur la question de la morale commune. En revanche, sur le plan politique, il n'arrête pas de dire qu'il faut au contraire être ferme. La Lettre aux instituteurs est destinée à dire : d'un, vous êtes capable  et vous devez enseigner la morale. Il n'y a pas que le clergé qui peut enseigner la morale commune, c'est votre dignité. Deux, il s'agit surtout de ne pas effleurer d'une façon quelconque les consciences religieuses. Et troisièmement, il ne faut pas être neutre politiquement puisqu'il s'agit de former des républicains à un moment où il y a à peine une moitié de républicains parmi les votants. [...] Evidemment, c'est difficile de faire une exégèse de cette Lettre aux instituteurs. Alors on passe par Jaurès.

Le Cours de l'histoire
50 min
  • Voici la lettre publiée par Jean Jaurès dans La Dépêche, le dimanche 15 janvier 1888 :

"Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.

"Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je sais quelles sont les difficultés de la tâche. Vous gardez vos écoliers peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance et de paresse d’esprit, et je plaindrais ceux d’entre vous qui ont pour l’éducation des enfants du peuple une grande ambition, si cette grande ambition ne supposait un grand courage.

"J’entends dire, il est vrai : À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.

"Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine. Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel.

"J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître.

"Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale, il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine !

"Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser.

"Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.

"Je dis donc aux maîtres, pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs.

"Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront."