L'Occident en crise existentielle ?

Publicité

L'Occident en crise existentielle ?

Par
Les bases de son système démocratique attaquées de toute part, l'idée du "monde libre" représentée par l'Occident ne vit-elle plus que sous respiration artificielle ?
Les bases de son système démocratique attaquées de toute part, l'idée du "monde libre" représentée par l'Occident ne vit-elle plus que sous respiration artificielle ?
© Getty - Catherine McQueen

Les Etats-Unis et l'Europe affrontent une série de défis importants tant sur le plan intérieur qu'extérieur. La montée en puissance de la Chine, la contestation du processus électoral par un président sortant, la défiance croissante envers les institutions provoquent une crise existentielle inédite.

Durant des décennies, les Etats-Unis, l’Europe et les démocraties, leurs alliées, ont cru démontrer que la liberté et la cohésion, la concurrence et la prospérité non seulement n’étaient pas contradictoires entre elles, mais que les unes n’allaient pas sans les autres. L’Occident ainsi entendu, écrit le journaliste Yaroslav Trofimov, responsable des pages affaires étrangères du Wall Street Journal, a connu son heure de gloire dans les années 80 du dernier siècle. Cela devint évident aux yeux du monde lorsque Ronald Reagan, en juin 1987, apostropha en ces termes le dernier leader soviétique, "Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur !". Deux ans plus tard, en effet, le Mur de Berlin était attaqué à coups de pioche par la jeunesse berlinoise.

Aujourd’hui, par contre, écrit Trofimov, le monde occidental est en crise existentielle. L’OTAN, qui symbolisait l’alliance transatlantique, est en état de " mort cérébrale" selon le président Emmanuel Macron. 

Publicité

L'Occident, défié de l'extérieur, miné de l'intérieur

La montée en puissance, prodigieuse, de la Chine, démontre que la démocratie, l’Etat de droits et les libertés ne sont nullement la condition sine qua non de la prospérité, comme on l’avait cru. Suprême humiliation pour l’Occident, l’épidémie de coronavirus, partie de Chine, semble parfaitement surmontée dans ce pays, tandis qu’elle continue à ravager les économies des deux côtés de l’Atlantique.

Mais les menaces qui pèsent sur l’Occident, humilié, ne sont pas seulement d’ordre extérieur. Elles sont minées de l’intérieur, comme le démontre le refus du président de la première puissance occidentale de reconnaître la réalité de sa défaite électorale. Ce qui faisait la force des démocraties, c’était la confiance que leurs citoyens accordaient à leurs institutions et le consensus des partis en compétition pour le pouvoir sur l’essentiel : la fiabilité du processus électoral, le respect par chacun d’entre eux de la règle de droit, l’impartialité de l’Etat de droit. En s’accrochant au pouvoir et en remettant en cause la régularité des élections, Donald Trump concourt à porter un coup très rude à la démocratie en tant que telle. 

Dans un livre important, La mort de la démocratie, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ont décrit avec précision les moyens utilisés par les aspirant autocrates, pour démanteler, une fois démocratiquement élus, toutes les institutions et les "filtres" qui protégeaient leurs concitoyens contre les abus de pouvoir : refonte arbitraire des instances suprêmes de contrôle constitutionnel, épuration de la magistrature, mise au pas des puissances financières, redécoupage des circonscriptions électorales, intimidation ou corruption des journalistes, alignement des médias audiovisuels publics sur la ligne d’un soutien sans faille à leur gouvernement.

L’idée de l’Occident vit encore, mais elle est sous respiration artificielle. Des termites – les forces en colère, profondément anti-libérales, de droite et de gauche, ont grignoté les sociétés ouvertes de l’intérieur. Brian Katulis, chercheur au think tank Center for American Progress

Des démocraties occidentales de plus en plus divisées

Ce qui contribue à affaiblir les démocraties : cette crise interne de chacune d’elle s’accompagne d’une croissante discorde entre elles. Le "monde libre", comme on disait durant la guerre froide, a commencé à se fissurer sous Obama. Mais Trump a beaucoup aggravé le fossé d’incompréhension entre l’Europe et les Etats-Unis. Un tiers seulement des Européens a une bonne opinion des Etat-Unis, selon Pew. Le thème de la Conférence sur la Sécurité de Munich, cette année, a été : Westlessness. L’absence de l’Occident. 

Emmanuel Macron tente de persuader ses partenaires européens de la nécessité d’assurer eux-mêmes leur sécurité sans miser sur un allié de moins en moins fiable, les USA, face à une situation internationale de plus en plus tendue du fait de l’agressivité de la Russie et de la Turquie, des prétentions de plus en plus affirmées de la Chine. Certains de ses partenaires, comme la chancelière Merkel, continuent à espérer que l’élection de Joe Biden puisse marquer un retour à l’atlantisme de naguère, après la parenthèse qu’aurait constitué le règne de Trump.

Mais comme le déclare Daniela Schwarzer, directrice de la branche berlinoise du Council on Foreign Relations : "Durant les quatre années écoulées, il y a eu beaucoup de gens pour se rassurer du vœu pieux selon lequel le pendule pourrait repartir dans l’autre sens, mais au vu de la récente campagne électorale, on a une perspective plus réaliste sur la direction dans laquelle est engagée la politique étrangère américaine, et on réalise que l’Europe doit prendre soin d’elle-même."

Un consensus miné par les assauts du populisme ethnique et de la politique des identités 

Durant des décennies, ce qui a rendu l’Occident si séduisant, ce furent ses principes : les libertés individuelles, le règne de la loi, la même pour tous. Ces valeurs étaient le legs de l’histoire particulière de l’Occident, elles ne tenaient pas à une espèce de code génétique. La preuve, c’est que de ce même Occident ont pu également émerger les deux idéologies totalitaires du XXe siècle, fascisme et communisme. Or, ces idéologies n’ont jamais complètement disparu, elles persistent sous des formes discrètes. 

Un populisme nationaliste, sur la droite, et la politique des identités, sur la gauche, attaquent l’espèce de consensus qui a valu plusieurs décennies de relative harmonie aux démocraties occidentales.

Ce n’est certainement pas "la fin de l’histoire", ni pour le monde, ni pour l’Occident. Un nouveau conflit l’oppose à l’islamisme militant : Al Qaïda, les Talibans, Daesh… le terrorisme. Les Etats-Unis se sont lancés dans des opérations militaires lointaines aux résultats peu encourageants. Dans certains pays, le populisme de droite tend à incriminer les immigrés musulmans des attentats islamistes. Et les frustrations engendrées par la crise des subprimes sont également instrumentalisées à des fins politiciennes. Or on peut dater de cette crise la décision, prise par la nouvelle direction chinoise, de mettre l’Occident au défi et de lui disputer le leadership mondial.

Les mouvements de protestation, souvent violents, tels que les émeutes et pillages en marge des manifestations Black Lives Matter, ou les Gilets Jaunes en France, poursuit Trofimov, démontrent qu’une fraction importante des populations occidentales, a divorcé d’avec les régimes qui sont censés les représenter.

Démocratie représentative : une profonde crise de confiance

Alors que des dirigeants démocratiquement élus au départ, se comportent de plus en plus en autocrates, comme Erdogan et Orban, la confiance envers la démocratie représentative faiblit des deux côtés de l’Atlantique : en 2002, 65 % des Américains estimaient que le gouvernement de leur pays le dirigeait pour le bien de tous ; ils ne sont plus que 46 %.En Allemagne, cette proportion est passée de 86 % à 48 %. En Italie, de 88 % à 30 %. 

La gauche met en cause un capitalisme débridé, la finance sauvée à grands frais par les Etats, l’aggravation des inégalités. La droite, le fossé qui s’est creusé entre les élites métropolitaines, libérales, et les périphéries désindustrialisées et laissées pour compte. C’est le discours que tient, par exemple, John O’Sullivan, directeur du Danube Institute de Budapest. 

Confondre la Chine avec l'URSS : l'erreur majeure de Trump

Mais le défi le plus existentiel vient de l’extérieur. Il est d'autant plus pressant que l’Occident le perçoit mal. Une bonne partie de l’administration Trump a, en effet, conçu la menace chinoise comme une réédition de la guerre froide. Sous prétexte que la Chine populaire est dirigée par un Parti communiste, les diplomates américains ont imaginé avoir à faire à une nouvelle Union soviétique. 

Or, cela n’a rien à voir. L’URSS était un pays semi-arriéré, tout juste capable de fabriquer des armements pour tenir son rang. La Chine est une économie prospère, qui a su se doter, en une génération, de tous les instruments de la puissance. Elle investit massivement dans les nouvelles technologies, y compris dans la Silicon Valley…

Le PCC est parvenu à éradiquer le coronavirus en utilisant des méthodes de dépistage et de suivi de sa population qui répugneraient à nos démocraties libérales. Mais elles ont prouvé leur efficacité…

Il y a seulement trois ou quatre ans, nous étions optimistes, convaincus d’être entrés dans un âge d’or et que tout le monde allait trouver sa place sous la grande tente. A présent, nous sommes en train de prendre conscience que nous sommes nus face au monde, et pauvrement préparés à l’affronter.Peter Frankopan, professeur d’histoire globale à Oxford