Comment écrire l'histoire des émotions ?

"La sensibilité et l'histoire : Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ?", tel est le titre d’un article publié au début de 1941 dans Annales d’histoire sociale. Il est signé de Lucien Febvre, dans cette revue qu’il a fondé deux ans auparavant avec Marc Bloch, aujourd’hui Annales. Histoire, Sciences sociales. L’article commence ainsi : "La Sensibilité et l’Histoire : sujet neuf. Je ne sais pas de livre où il soit traité. Je ne vois même pas que les multiples problèmes qu’il engage se trouvent formulés nulle part. Et voilà donc (qu’on pardonne à un pauvre historien ce cri d’artiste) — et voilà donc un beau sujet."

Pour Hervé Mazurel, historien des affects et des sensibilités, l'article de Lucien Febvre est fondateur : "Il a senti à quel point on ne peut pas prêter aux femmes et aux hommes du passé les mêmes émotions, désirs, sentiments, passions, que les nôtres. Il faut éviter ce qu'il appelle l'anachronisme psychologique, le fait de nous transporter tel que nous sommes dans le passé. Pour retrouver la texture des vécus affectifs et psychologiques d'autrefois, Lucien Febvre invite à plonger dans les ténèbres de la psychologie aux prises avec l'histoire. Ça m'est resté comme une ligne de quête".

Pointer le basculement d'une sensibilité

L’histoire des sensibilités n’est pas celle des mentalités. Il ne s’agit pas de définir les contours du pensable à tel ou tel siècle, mais de retrouver la trace des perceptions, des émotions et des sensations du passé. "La culture matérielle – les objets, les vêtements... –  est tout un océan pour les historiens des sensibilités. Georges Didi-Huberman nous invite à travailler davantage avec les images, qui nous disent l'évolution des codes, de l'expression de l'émotion, ou qui permettent de repérer ce qu'Aby Warburg appelait la survivance des formes passionnelles à travers le temps, explique Hervé Mazurel. Il faut de la prudence parce que pointer un basculement de sensibilité nécessite de trouver énormément d'indices qui concordent et montrent cette transformation silencieuse."

Psychanalyse et histoire des sensibilités

Quel rapport les hommes et les femmes du passé avaient-ils à la lumière, à la violence, à la saleté ? Comment nos ancêtres utilisaient-ils leur cinq sens, ressentaient-ils des émotions qui ont aujourd’hui disparu ou qui se sont transformées ? Comment les historiens et les historiennes peuvent-ils accéder à cette vérité des sens, souvent intime et silencieuse ? En mêlant différents types de sources, et en mobilisant des biais méthodologiques empruntés à d’autres sciences humaines – notamment à la psychanalyse ou à l’anthropologie – Hervé Mazurel part à la recherche de ces émotions du passé.

Dans son livre L'Inconscient ou l'oubli de l'histoire, Hervé Mazurel questionne par exemple l’emprise de l’histoire sur la psyché : "Il y a de l'histoire collective jusque dans le tréfonds de l'être intime. La société ne reste pas aux frontières du moi, contrairement à ce qu'affirme une tradition dominante de la psychanalyse, pour qui seule une surface du moi est socialisée."

🎧 Pour en savoir plus, écoutez l'émission…

Le Pourquoi du comment : l'histoire

Toutes les chroniques de Gérard Noiriel sont à écouter  ici.

Pour en parler

Hervé Mazurel est maître de conférences à l'Université de Bourgogne, spécialiste de l’histoire du corps, des sensibilités et des imaginaires.
Il a notamment publié :

• Histoire des sensibilités (avec Alain Corbin, Presses universitaires de France, 2022)
• L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective (La Découverte, 2021)
• Kaspar l'obscur ou l'enfant de la nuit. Essai d'histoire abyssale et d'anthropologie sensible (La Découverte, 2020)

Références sonores

• Archives de Lucien Febvre, Marc Bloch et Jacques Le Goff dans l'émission Cinquante ans de nouvelle histoire, TF1, 1er février 1980
• Lecture par Georges Claisse d'un extrait du poème Une charogne de Charles Baudelaire, 1861
• Extrait du film Le Gendarme à New York de Jean Girault, 1965
• Archive de l'émission "Gaspard Hauser, l'enfant de l'Europe" dans l'émission Les Chemins de la connaissance, France Culture, 9 janvier 1986
• Générique de l'émission : Origami de Rone