Grève féministe : de la grève des ventres à l'égalité de salaire

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Grève féministe : de la grève des ventres à l'égalité de salaire

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La grève des sardinières de Douarnenez, qui réclamaient d'être payées à l'heure en novembre 1924, reste un symbole historique dans la culture féministe.
La grève des sardinières de Douarnenez, qui réclamaient d'être payées à l'heure en novembre 1924, reste un symbole historique dans la culture féministe.
- Via Wikicommons

Depuis les années 2010, et ses succès en Espagne, en Argentine, ou en Suisse, la grève féministe est mieux connue. En France, jamais avant cette année une telle grève n'avait fait l'objet d'un appel aussi large, également relayé par les syndicats. Quelque chose a changé.

Il y a quelques années, alors que la grève féministe était encore méconnue, le rédacteur en chef d'un média réputé progressiste s’était étonné, goguenard : “C’est quand même aberrant de se punir soi-même en renonçant au sexe avec son mec.” Quelques femmes venaient de s’approprier à bas bruit l’idée de faire du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, un jour de grève du travail salarié et du travail reproductif. Et notamment du sexe. Ces femmes qui se sacrifiaient sans doute moins qu’il ne se le figurait étaient dans une dynamique encore confidentielle à l'époque. En France, il a fallu des années pour que la grève féministe s’installe comme un outil. Et c’est ce 8 mars 2023 que, pour la première fois, une dynamique d’ampleur se fait jour autour de la grève féministe, qui rassemble désormais collectifs féministes autonomes, organisations syndicales et de plus vastes coordinations et mouvements féministes à l’instar de #Noustoutes, qui lance cette année son tout premier appel à la grève féministe pour la journée internationale des droits des femmes.

Ainsi ne s’agit-il plus seulement de cesser le travail à 15 h 40, le 8 mars, pour dénoncer les inégalités de salaire et autant d’injustices que vivent toujours les femmes à poste équivalent. Il y a un an, en 2022, la CGT par exemple appelait à débrayer à cette heure-là pour mettre en évidence que, malgré la loi, les salariées françaises gagnent toujours 25 % de moins que les hommes pour un même travail. Plus large, l’appel à la grève féministe entend faire exister la cause des femmes à l’intérieur des luttes sociales. C’est-à-dire ne plus renvoyer dos à dos le genre et la classe, ou le sort des travailleurs et celui des femmes. Mais plutôt élargir le spectre des revendications pour que la fortune (et l’infortune) des travailleuses soient mieux prises en compte - notamment en mettant au jour toute la variété de ce que le mot “travail” peut recouvrir.

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Jamais, avant 2023, le 8 mars n’avait été l’occasion d’un appel aussi large à la grève féministe en France. Au point que dans les mouvements féministes, des militantes veulent y voir le signe qu’elles tiendraient là le maillon encore manquant entre luttes sociales et questions de genre. Car toute l'histoire longue du syndicalisme montre que les organisations ont tardé à prendre en compte le sort des femmes, et à valoriser en leur sein les carrières des militantes. Il suffit de se souvenir, comme le rappelait la pionnière Margaret Maruani dès 1979 et un livre édifiant intitulé Les Syndicats à l'épreuve du féminisme, que le mouvement ouvrier, puis les syndicats, ont d'abord commencé par exclure les femmes, ces "voleuses de travail". Puis la sociologue mettait au jour combien certains conflits sociaux et des grèves pouvaient accentuer la marginalisation des femmes, ou rejouer leur oppression domestique : si elles étaient plus naturellement dédiées à balayer les locaux occupés ou à préparer les repas des piquets de grève, ces compétences n'étaient que peu monnayables en termes de reconnaissance ou de prestige militant, ensuite.

Ainsi la grève féministe, comme outil de mobilisation, naîtra-t-elle alors aussi d’une volonté de riposter à l’apathie - et tout simplement de faire autrement. La grève féministe, en effet, ne vient pas à proprement parler des syndicats. C’est d’abord dans des collectifs féministes qu’elle a transité, avant de faire l'objet d'une réappropriation progressive par des femmes syndicalistes qui, durant des décennies, avaient peiné à faire émerger l’agenda des droits des femmes au travail.

"Si on s'arrête, tout s'arrête"

Le concept militant de grève féministe ramifiera vraiment dans les années 2010. À l’époque, il prend non seulement racine à l’étranger, mais de surcroît au Sud, où il vient de trouver une ampleur nouvelle. S’il a spectaculairement transité par l’Espagne en 2018, comme une arme de contre-offensive face à des attaques contre le droit à l’avortement ou les violences sexistes et sexuelles, et par la Pologne en 2016, là aussi sur fond de menace contre l’IVG, l’outil de la grève féministe avait en effet fait tache d’huile depuis l'Amérique du Sud. Au Chili, en Argentine, la grève féministe s’est en effet installée dans le répertoire des militantes féministes au milieu des années 2010 avec ce slogan : “Si on s’arrête, tout s’arrête”. Depuis 2017, c’est désormais ce mot d'ordre qui se réverbère un peu partout dans le monde.

D’emblée, ce mot d’ordre implique de cesser simultanément la production et la reproduction, c’est-à-dire que la mobilisation soit non seulement synonyme de blocage des lieux du travail rémunéré, mais aussi une occasion pour repenser la manière dont travail domestique et travail salarié s’agencent. Alors que l’histoire du syndicalisme est marquée par une répartition des tâches qui est loin d'avoir toujours bouleversé l'ordre traditionnel et a plutôt installé les femmes comme “petites mains” subalternes dans la lutte, cet horizon ambitieux est une rupture. Il suppose de se poser la question de ce que peut signifier le mot “travail” dans la vie d’une femme. Le concept de “travail gratuit”, tel que l’a forgé la sociologue Maud Simonet à partir d’une thèse en 2000 sur le travail bénévole citoyen, trouvait là un parfait cas d’école : à bien des égards, le système économique repose historiquement sur des angles morts et quantité d’impensés autour de tâches qui ne sont pas rétribuées financièrement… mais qui, dans les faits, font tenir le système dans son ensemble. Ainsi, l’éducation et la garde des enfants, les tâches domestiques comme le ménage ou encore le soin des personnes dépendantes sont autant d’activités qui doivent être prises en charge pour que, concrètement, d’autres puissent toucher un salaire complet, faire carrière et gagner en productivité ou en reconnaissance.

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Derrière l’idée de stopper en même temps le travail productif ET le travail reproductif, le concept de grève féministe porte d’emblée l’objectif de rendre visibles ces angles morts et de permettre aux femmes de se mobiliser. Mais il embarque aussi l’ambition de repenser la manière dont toutes ces sphères de la vie s’emboîtent, s’équilibrent… ou n’en finissent pas d’accuser le déséquilibre dès lors qu’on scrute le partage sexué des tâches, et son incidence sur les destins dans l'emploi. C’est pour cela qu’en Espagne par exemple, on a vu éclore quantité de cantines solidaires, et diverses crèches ou haltes-garderies en 2018, lorsque des femmes ont mis sur pied la première grève féministe générale.
Ce 8 mars-là, ces militantes déclaraient lors d'une conférence de presse : “La grève féministe va plus loin que ce qu’on entend traditionnellement par une grève du travail. Et il ne pouvait pas en être autrement. Parce que nous, les femmes, nous participons à tous les espaces de la vie. Nous, les femmes, continuons d’être responsables du travail domestique et du care [los cuidados, en espagnol dans le texte] essentiel pour couvrir les besoins de base de la société. (...) Nous, les femmes, sommes majoritaires à travailler dans les domaines essentiels pour que cette société fonctionne : celui de la dépendance, de l’aide à domicile, de l’éducation, de la santé. Et ce ne sont que quelques exemples. Sans nous, en conséquence, la société ne se reproduit pas et ne produit pas. Sans nous, le monde s’arrête. Voilà ce que nous voulons rendre visible à travers la grève que nous convoquons aujourd’hui.”

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6 millions de grévistes en Espagne

Cette année 2018 en Espagne aura un retentissement considérable : la grève féministe totalisera 6 millions de grévistes. En amont, ce sont plus de 420 femmes, déléguées de plus de cent collectifs et formations politiques, qui s’étaient réunies, deux mois plus tôt, pour préparer le 8 mars. Ce sera “le mouvement 8M”. Ensemble, elles avaient fabriqué un consensus et coproduit ce dispositif qui allait permettre de rendre visible comme jamais la grève féministe.

Ces crèches militantes créées pour permettre aux femmes de se mobiliser et de manifester n’étaient pourtant pas une première dans l’histoire des mobilisations féministes. Une image est ainsi restée dans les annales à la fois du féminisme, et de l’histoire : c’est la photo de l’historien Stuart Hall, assis par terre sur la moquette du Ruskin College, un enfant dans les bras, doudou à la main. Un autre homme est à sa droite, dont l’histoire ne semble pas avoir retenu le nom. Cette image, qu'on doit à Sally Fraser, date de 1970, et de la toute première Women’s liberation Conference qui s’était ouverte à Oxford. Sur scène, intervenait notamment l’historienne Catherine Hall, universitaire féministe très active à Birmingham, dont l’époux Stuart Hall était donc préposé à la crèche.

Au programme de ce "Women's Weekend" qui avait rassemblé jusqu'à 600 femmes et quelques hommes, en 1970, on retrouve sur le programme chiffonné conservé par Sally Fraser, archivé in extremis en ligne, quelques urgences de l'époque : le samedi, entre dix heures et treize heures, les discussions s'égrainaient autour de questions :

  1. Qu'est-ce que la famille ?
  2. Quel rôle pour la mère ?
  3. Modifier les représentations de la délinquance féminine - DISCUSSION

Et puis, plus tard, dans l'après-midi, il était question de ce que signifiait le travail féminin, ou d'égalité de salaire.

Matériau militant depuis 2019, l'affiche "The revolution begins with care" est à vendre sur le site womenstrike.org.uk
Matériau militant depuis 2019, l'affiche "The revolution begins with care" est à vendre sur le site womenstrike.org.uk

Souvenir un peu confidentiel au-delà d'une poignée d'universitaires amusés de voir le grand nom des cultural studies pouponner pour la postérité, l’image de Stuart Hall sur la moquette refera surface en 2019. La photo historique de Sally Fraser était détournée, sous forme d'un montage graphique, par des collectifs féministes en Grande-Bretagne : l’assemblée à l’origine de la "Women’s strike” (la grève des femmes, en français) venait de la placarder sur des affiches titrées : “The revolution begins with care”. Traduction : “La révolution commence avec le care”. Outre-Manche, cette année-là, les femmes descendront dans la rue pour protester contre le relèvement à 65 ans de l'âge de la retraite - pour l’aligner sur celui des hommes (contre 62 auparavant) - il est désormais passé à 66 ans depuis 2020.

Au même moment en Suisse, plus de 500 000 femmes faisaient grève, elles aussi, le 14 juin 2019, pour réclamer l’égalité de salaire (en Suisse, les femmes gagnent 19 % de moins que les hommes à travail égal). Si elles avaient choisi le 14 juin 2019 et pas le mois de mars ni celui de février, date anniversaire des 50 ans du droit de vote des femmes en Suisse, c’est parce qu’elles entendaient souligner un autre héritage : celui de la grande grève féministe du 14 juin 1991. Mobilisant non seulement pour l’égalité des salaires, mais aussi le congé maternité et le droit à l’avortement, cette grève sans précédent dans le pays avait débouché, cinq ans plus tard, sur la loi sur l’égalité au travail, puis le droit à l’avortement en 2002, et enfin un congé maternité de 14 semaines, trois ans plus tard encore.

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Car si l’histoire de la grève féministe est plus longue qu’on semble parfois le découvrir, c’est aussi une histoire féconde. Le grand précédent de 1975, en Islande, qui reste comme un jalon symbolique crucial pour les militantes d'aujourd’hui, s’était ainsi déjà soldé par un succès : à l’époque, plus de 90 % des femmes islandaises avaient débrayé le 24 octobre 1975 à l’appel d’un collectif féministe. Elles aussi avaient déjà fait la grève du travail maternel et du travail domestique.

C’est dorénavant autour de ces grandes conquêtes historiques que les militantes qui remettent en selle la grève féministe se mobilisent, afin de montrer que lorsque les femmes s’arrêtent, tout pourrait bel et bien s’arrêter. En 1974, c’était déjà sur cette question que le MLF interpellait : “Que se passerait-il si on s’arrêtait ?” Quelques mois plus tôt, le collectif “Écologie, féminisme, centre”, où l’on retrouvait notamment François d’Eaubonne, venait de faire publier dans Charlie Hebdo un appel à la grève du travail reproductif.

Grève des ventres

Mais ces militantes aussi étaient déjà les héritières de grandes pionnières, et notamment Nelly Roussel qui en 1920 avait porté l’idée d’une “grève des ventres”. Dans La Voix des femmes, le 6 mai 1920, on lit ainsi : "Faisons la grève, camarades ! La grève des ventres. Plus d’enfants pour le capitalisme, qui en fait de la chair à travail que l’on exploite, ou de la chair à plaisir que l’on souille.” À l’époque, la loi qui allait durablement criminaliser l’avortement venait d’être entérinée. Elle restera en vigueur jusqu’à la loi Veil, en janvier 1975. Mais cette mobilisation s’inscrivait aussi dans l’immédiat après-guerre et le traumatisme de la Grande guerre, comme en atteste la suite de la tribune de Nelly Roussel : “Plus d’enfants pour le Militarisme [SIC en lettre capitale] qui en fait de la chair à canon que l’on martyrise ! Plus d’enfants pour la misère, pour la maladie, pour la servitude, pour la mort… Ô femmes, l’heure a sonné des révoltes libératrices ! Ce n’est pas la charité que nous demandons, c’est la justice.”

Ce que les historiennes Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel rappellent dans leur ouvrage Ne nous libérez pas, on s’en charge (publié à La Découverte), c’est que cet appel à la “grève des ventres”, au nom d’une justice sociale qui passerait par le genre, est aussi ancré dans un moment de l’histoire de la cause des femmes. En effet, la libre-penseuse Nelly Roussel, qui défend “la maternité consciente” (et dont vous trouverez la fiche du dictionnaire Maitron par ici), est non seulement en lutte contre l’ordre patriarcal. Mais aussi contre ce qu’elle appelle “les féministes de salon et les révolutionnaires de parade”.

1h 05

En 1920, Nelly Roussel ferraillait d’abord contre la “journée des mères de famille” et ses injonctions natalistes. Mais aussi contre ce qu'elle regardait comme un féminisme bourgeois. Fondamentalement, elle qui avait pourtant épousé un militant socialiste ne croyait pas vraiment qu’une révolution, même socialiste, pourrait mettre à bas l’ordre patriarcal et libérer les femmes. Mais à Saint-Pétersbourg, en 1917, des femmes avaient lancé pour la première fois une grève générale qui avait largement bloqué la Russie en guerre. Et avant elles déjà, à la fin du XIXe siècle, Hubertine Auclert avait tenté de tenir ensemble revendications suffragistes et grève de l’impôt dans des appels à la désobéissance civile. Durablement pourtant, ces revendications féministes apparaîtront décorrélées du reste des revendications sociales et des grandes luttes collectives telles que pourront les porter les syndicats en s’installant comme des organisations de masse tout au long du XXe siècle. C'est bien ce qui pourrait changer cette année, alors que l'appel unitaire du 7 mars à débrayer et manifester contre la réforme des retraites, a été pensé pour rebondir sur la grève féministe du lendemain,

Il faut lire en particulier les travaux des sociologues Cécile Guillaume et Sophie Pochic ou la revue Travail, genre, société (comme ce numéro de 2013 sur le syndicalisme) pour mesurer le chemin parcouru par les militantes syndicales et leur parcours d’obstacles pour faire exister, au sein de leurs appareils respectifs, des enjeux féministes et bien des questions de genre qui, obstinément, auront très peu droit de citer. Souvent, des alliances entre femmes issues de différents syndicats, puis des intersyndicales féministes, permettront à ces militantes de passer outre bien des résistances - et aussi de se compter. Ce 8 mars 2023, l’appel à la grève féministe par les organisations syndicales, aux côtés de collectifs féministes issus d’une autre histoire, acte que leur persévérance a porté, y compris en interne. Quelque chose pourrait avoir changé.