Il y a 3 000 ans, en Egypte, la première grève de l'Histoire

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Il y a 3 000 ans, en Egypte, la première grève de l'Histoire

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Bas-relief peint représentant une procession de soldats, au temple funéraire de la reine Hatchepsout.
Bas-relief peint représentant une procession de soldats, au temple funéraire de la reine Hatchepsout.
© Getty - TerryJLawrence

Les traces de la plus ancienne grève connue font remonter cette modalité d'action politique à l'Antiquité. C'est en effet en Egypte, sous le règne de Ramsès III, que des artisans employés sur le chantier de la Vallée des Rois se sont mis en grève pour réclamer leur salaire.

La France, pays de la grève ? Si les Français ont la farouche réputation d’être prêts à manifester dès que le besoin de se faire entendre se fait sentir, en matière de grève, les Égyptiens ont une certaine antériorité : les premières traces écrites d'un mouvement social remontent en effet à la haute Antiquité, plus de 1000 ans avant notre ère.

C'est à l'ouest de la Vallée des Rois, connue pour abriter les tombes des pharaons, qu'ont été retrouvées les traces de la plus ancienne grève au monde. Le village antique de Déir el-Médineh abritait la confrérie des artisans chargée de construire les tombeaux et les temples funéraires des pharaons lors de la période du Nouvel Empire, l’ère la plus prospère de l'histoire égyptienne, de -1580 à -1077.
“Le village de Déir el-Médineh n’est pas sur la rive de la grande capitale qu'était Thèbes, mais sur la rive occidentale, qui est considérée comme la rive des nécropoles”, raconte l’égyptologue-archéologue Guillemette Andreu-Lanoë, directrice honoraire du département égyptien des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, dans une émission du Cours de l’Histoire. “Situé dans un vallon un peu à l'écart du fleuve, il s'agissait d'un campement très organisé : tout avait dû être livré depuis le Nil pour le construire”.

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Le Cours de l'histoire
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Des artisans pour les tombaux royaux

Étudié par les archéologues depuis les années 1850, ce village était, dans l’Antiquité, nommé Set Ma’at, “la place de vérité”, ou plus simplement Pa-demi, “le village”. Entouré d’un mur d’enceinte, il comptait une soixantaine de maisons dans lesquelles résidaient jusqu’à 120 artisans. “On est au cœur d'une société très organisée”, témoigne Guillemette Andreu-Lanoë. “Ces ouvriers avaient la charge de construire les sépultures royales. C’était donc une corporation extrêmement privilégiée.”

Ces équipes d’artisans, auxquelles on doit les tombes des Amenhotep, des Thoutmôsis, des Ramsès et de Toutânkhamon, sont composées de maçons, de sculpteurs, de tailleurs de pierre ou encore de peintres. Rigoureusement organisées, elles dépendent du vizir de Haute-Egypte, ce qui témoigne de leur statut social. “Ces corporations d'ouvriers, précise Pierre Tallet, égyptologue-archéologue, titulaire de la chaire d'égyptologie de l'Université Paris-Sorbonne, ont parfois leurs propres cultes, avec des saints patrons qui les protègent. À Deir el-Médina par exemple, c'est le culte d'Amenohtep Ier et de sa mère”.

Loin de l’image d’Épinal qui veut que les constructeurs des pyramides aient été des esclaves constamment fouettés, les ouvriers de ce type de chantier étaient au contraire “des salariés de l'Etat”, assure Pierre Tallet dans Le Cours de l’Histoire. “Ils sont payés en nature : ils sont nourris et on suppose que leur famille l'est aussi. [...] Il est possible également que les distributions de textiles, que l'on voit régulièrement apparaître dans la documentation de l'ancien Empire, aient pu constituer une rémunération supplémentaire, les tissus pouvant être troqués contre autre chose. Ces artisans sont en tout cas rémunérés pour leur travail. On sait aussi qu'ils bénéficient d'une alimentation diversifiée, au-delà de ce que l'on pourrait attendre pour des milieux populaires [...] : leur régime quotidien se compose de viande, de volailles, de poisson, de produits laitiers et même de produits plus rares comme le miel ou les dattes.”

Le papyrus de grève

Ce papyrus est le premier document sur une grève dans l'Histoire. Rédigé par le scribe Amennakht en -1166, il raconte les manifestations de Deir el-Medina.
Ce papyrus est le premier document sur une grève dans l'Histoire. Rédigé par le scribe Amennakht en -1166, il raconte les manifestations de Deir el-Medina.
- Musée de Turin

Malgré cette qualité de vie, c’est pourtant bel et bien à Déir el-Medineh qu’a pris place la plus ancienne grève documentée. Elle a lieu en l’an 29 du règne de Ramsès III, c'est-à-dire vers 1166 avant J.-C. Mais pourquoi les artisans de Set Ma’at se sont-ils mis à se plaindre de leurs conditions de travail ?

Le règne de Ramsès II (-1304, -1213), le pharaon bâtisseur, a été riche de conquêtes et a rendu l’Egypte prospère. Son successeur Ramsès III (-1217, -1153) va peiner à maintenir l'opulence qui a caractérisé le règne de son prédécesseur : il doit affronter les “peuples de la mer”, une coalition de "barbares" venus du Nord, et les tribus des déserts de Libye. Ces conflits armés, couplés à une corruption grandissante, à des problèmes agricoles, ainsi qu’à la volonté du pharaon d’égaler les prouesses architecturales de Ramsès II, pèsent lourd sur le budget de l’État. Si bien qu'en -1166, les artisans de Déir el-Medineh se voient soudain privés de salaire.

“Les caisses de l'État commencent à être vides”, explique Guillemette Andreu-Lanoë. “Il devient alors compliqué de continuer à approvisionner les équipes. D'autant plus que Ramsès III a la folie des grandeurs : il veut une tombe très, très, très grande. L'équipe est donc augmentée pour atteindre un effectif de 120 hommes… que l’État n'est plus en capacité de payer.”

Les ravitaillements, qui constituent les salaires, n’étant plus distribués par les fonctionnaires royaux, les artisans du village décident en représailles de ne plus travailler. Dans un papyrus surnommé “le papyrus de grève”, conservé au musée de Turin, en Italie, le scribe Amenakht relate les faits : “ 29, deuxième mois de l’hiver, jour 10. Ce jour-là, l'équipe est passée devant les cinq postes de garde du tombeau en disant : “Nous avons faim, car 18 jours se sont déjà écoulés en ce mois” et ils s'assirent à l'arrière du temple de Menkheperrê (Thoutmosis III).”

"Les ouvriers sont allés derrière le temple de Thoutmosis III qui se trouvait en contrebas du site. Et ils ont attendu sans bouger jusqu'à ce qu'on leur rende justice” raconte Guillemette Andreu-Lanoë “Ce qu’ils ont fait, c’est un peu un sitting !"

Habituellement, le scribe a pour fonction d’enregistrer tout ce qui se passe, l’avancée du travail, la progression, et les difficultés rencontrées sur le chantier. Il va devenir le témoin privilégié du premier mouvement de grève connu de l'histoire. “On sent bien qu'il y a un scribe qui observe la situation pour faire un rapport à ses supérieurs et leur donner une vision relativement détaillée de ce qui se passe”, précise Pierre Tallet. Lorsque les autorités tentent de convaincre les artisans de reprendre le travail, le scribe Amenakht relate encore une fois leur réponse : “Si nous en sommes arrivés à ce point, c’est à cause de la faim et de la soif ; il n’y a plus de vêtements, ni d’onguents, ni de poissons, ni de légumes ; écrivez au pharaon, notre bon seigneur, à ce propos, et écrivez au vizir, notre supérieur, pour que les provisions nous soient données”.

La grève va s'étendre sur plusieurs jours. “Ce qui est intéressant avec ce papyrus de la grève, c’est que l’on sait que le premier mouvement de ces ouvriers a été d'aller manifester devant les temples de la région", poursuit Pierre Tallet. "Ce n'est pas un hasard puisque ces grands temples étaient de véritables relais économiques de l'administration royale. Ils assuraient une partie de leur rémunération en nature. Dans le village de Déir el-Médineh, on a retrouvé des étiquettes avec des inscriptions en hiératique, en cursif, sur des jarres qui permettaient de transporter la viande, la bière, le vin. Beaucoup de ces récipients proviennent du grand temple de Ramsès II, dans la nécropole. Le réflexe des ouvriers a donc été d'aller à l'endroit où on pouvait leur débloquer, finalement, une aide alimentaire d'urgence”.

L’état du papyrus ne permet pas de savoir avec précision la façon dont se sont terminés les événements. Des rations sont finalement procurées aux ouvriers, mais il ne s’agit que de mesures temporaires, si bien que l’apaisement est de courte durée. La grève s’étalera, semble-t-il, sur plusieurs semaines avant que les artisans n’obtiennent gain de cause. Preuve que, il y a 3 000 ans déjà, il convenait de faire durer la grève pour obtenir des résultats.

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