Actionnaires ou dirigeants : l’identité trouble des patrons de presse : épisode • 3/3 du podcast Dur dur d'être patron

Roger Ailes, President de Fox News avec Brian Kilmeade animateur à Fox News à New York ©Getty - © Catrina Genovese / Wire Image
Roger Ailes, President de Fox News avec Brian Kilmeade animateur à Fox News à New York ©Getty - © Catrina Genovese / Wire Image
Roger Ailes, President de Fox News avec Brian Kilmeade animateur à Fox News à New York ©Getty - © Catrina Genovese / Wire Image
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Que faut-il comme compétences pour devenir dirigeant de média et quel est leur profil sociologique ? Quels sont leurs liens avec l’actionnariat et avec le reste du pouvoir politique, économique et culturel ?

Avec
  • Julie Sedel Politiste, maîtresse de conférence à l’Université de Strasbourg

Le 21 mars dernier, la rédaction du journal Les Echos a appris que Nicolas Barré, à la tête du quotidien depuis presque 10 ans, ne serait désormais plus aux commandes. Alors que des voix au sein de la rédaction dénoncent un débauchage purement discrétionnaire, Pierre Louette - ancien PDG de l’AFP et actuellement patron du groupe Les Echos-Le Parisien, filiale du groupe LVMH détenu par Bernard Arnault - homme le plus riche de la planète selon le dernier classement Forbes - a réfuté l’hypothèse selon laquelle Arnault aurait été à l’origine de cette éviction. Pourtant, les journalistes et leur syndicat restent inquiets quant à l’indépendance du journal, surtout depuis le rachat par LVMH en 2007, la révocation du directeur de la rédaction qui doit être approuvée par la majorité du conseil de surveillance, dont au moins deux des trois administrateurs indépendants codésignés par la direction du groupe et la société des journalistes (SDJ). Et pour certains au sein des Echos cette éviction ferait suite à des publications d’articles qui auraient déplu à l’actionnaire. Au-delà de la liberté de la presse, ce débauchage interroge quant aux poids des actionnaires dans les entreprises de presse et aux rôles accordés aux directeurs de médias.

Angle mort de la recherche en sociologie, les dirigeants de presse ont également une faible visibilité académique. Pour lever le voile sur une profession située à la croisée du pouvoir économique et du pouvoir culturel, Julie Sedel est notre invitée.

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Une histoire du patronat de presse, des dirigeants dans l'air du temps

Au cours de son enquête, Julie Sedel a été amenée à retracer l'histoire du patronat de presse, qui a connu plusieurs points de bascule. "Le sortir de la Seconde Guerre mondiale est marqué par la volonté de reconstruire la presse sur des bases nouvelles, donc avec la nomination d'un nouveau patronat. Les installations sont alors confisquées à ceux qui avaient collaboré et sont données à des résistants - comme Albert Bayet, un intellectuel et non un homme de presse - qui vont constituer le noyau de ce nouveau patronat. Et c'est alors qu'est créée la Fédération nationale de la presse française dont l'objectif est de représenter la presse auprès des pouvoirs publics." Toutefois, cette Fédération s'affaiblit considérablement au tournant des années 1980 du fait de la libéralisation de l'économie : "Le mouvement de libéralisation des médias va s'incarner dans le vote d'une loi assouplissant les règles de concentration dans la presse d'information politique et générale. Et puis par la création de chaînes privées telles que Canal+ en 1984 ou la privatisation de TF1 en 1986 qui propulsent à la direction des chaînes des dirigeants qui sont originaires de secteurs de l'industrie par exemple, comme Patrick Le Lay, qui se retrouve PDG de TF1 alors qu'il a fait sa carrière dans le BTP, notamment dans le groupe Bouygues. Ce mouvement de concentration des médias s'accélère dans les années 90 et surtout 2010 avec le rachat et la concentration de médias par des actionnaires originaires du monde de l'industrie de l'énergie, deux secteurs très éloignés du journalisme." Les profils de managers se substituent donc aux profils littéraires de plus en plus rarissimes, sauf peut-être dans les médias indépendants, comme Mediapart ou Libération, qui appartiennent à la société civile constituée de groupes religieux, d'associations ou de fondations. "C'est un troisième modèle où les formes de régulation ne sont pas les mêmes." Julie Sedel

Une étude sociologique passée au peigne fin...

Julie Sedel a porté sa recherche non pas sur la presse régionale ou locale, mais sur la presse nationale et en particulier les dirigeants en poste en 2016 en raison de la grande fluctuation de ces postes, une des caractéristiques de la profession. "Ce qui frappe d'abord, c'est l'absence d'étrangers, seulement 0 %, en comparaison aux dirigeants du CAC 40 qui en regroupaient environ 17 % en 2013. C'est aussi une population extrêmement masculine, car les femmes ne représentent qu'entre 14 et 16 % de mon échantillon, un taux proche de celui des femmes dans le Who's Who, le dictionnaire des élites. Mais il est deux fois moins élevé qu'à l'Assemblée nationale ou au Sénat par exemple, si on compare avec les chiffres de 2017. (...) De plus, on a à faire à une noblesse scolaire, car 67 % d'entre eux ont suivi une filière d'excellence, avec une surreprésentation de Sciences-Po Paris dans les cursus de formation. Les autodidactes, qui n'ont qu'un diplôme niveau licence, correspondent quant à eux aux anciennes générations, une période où l'on pouvait entrer dans le journalisme sans passer par une école." Julie Sedel

...malgré de nombreux obstacles

Étudier les actionnaires et leurs influences sur les conduites de contenus éditoriaux est un chemin semé d'embûches. "Contrairement à ce qui était préconisé par les réformateurs du système de presse en 1944, les journaux n'ont pas l'obligation de rendre publique la liste nominative de leurs actionnaires, ni celle des membres de leur conseil d'administration ou de surveillance, qui constituent pourtant des instances stratégiques. Alors, ce qui est intéressant, c'est que cette opacité du capitalisme de presse tranche avec le capitalisme financier qui a fait l'objet de plusieurs recherches puisque effectivement, ils se doivent de rendre publique la liste des membres de leur conseil d'administration. Une autre limite qui est présente dans ces recherches est celle qui réside dans la confusion entre la propriété et l'actionnariat. En effet, en droit, la société par actions n'est pas la propriété des actionnaires. L'actionnaire reçoit en échange des actions qui ne sont pas des titres de propriété, mais des droits sur la société qui, pour l'essentiel, consiste à toucher des dividendes, à nommer la direction et à décider de son destin. Pour le dire autrement, les actionnaires ne sont pas autorisés à intervenir sur le fonctionnement général de l'entreprise en dehors de l'assemblée générale. Et du coup, ce n'est qu'une fois nommé administrateur que l'actionnaire peut utiliser les moyens légaux dont il dispose dans l'allocation de ressources et la nomination des dirigeants." Des recrutements par ailleurs très stratégiques, souligne Julie Sedel : "À travers la personne recrutée, ce sont aussi des réseaux et des savoir-faire qui sont captés par l'employeur." Julie Sedel

Pour aller plus loin :

- " Dirigeants de média, sociologie d’un groupe patronal" de Julie Sedel a paru aux Presses Universitaires de Rennes, 2021
- " Sociologie des dirigeants de presse" de Julie Sedel, a paru aux éditions La Découverte, 2021

Références sonores

- Extrait (en version française) de la mini-série américaine " Loudest Voice" créée par Tom McCarthy et Alex Metcalf, sur la figure de Roger Ailes, ancien PDF de Fox News. Disponible sur Monstream
- Extrait de l'interview de Louis Dreyfus dans "L'instant M" avec Sonia Devillers sur France Inter, le 15 avril 2021
- Lecture, par Tiphaine de Rocquigny, d'un extrait des "Mandarins" de Simone de Beauvoir, roman paru aux éditions Gallimard en 1954 (Prix Goncourt la même année) 
- Extrait d'une archive de Jean Daniel en 1979 dans l'émission télévisée "Apostrophe" de Bernard Pivot où il explique pourquoi il est entré dans le journalisme, il est à ce moment-là directeur de l'Obs
- Extrait de l'audition de Jean-Christophe Thiery, en 2018, par la Commission du Sénat sur les mutations de la haute fonction publique

Références musicales

- " Le crieur de journaux" de Marcel Amont - Album éponyme, 1957 Label : Polydor
- " Trust" (feat. Kathrin DeBoer) de Christian Löffler Revision, 2017 Label : All points
- " CooCool" de Róisín Murphy, 2023 Label : Ninja Tune

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