Quand le cinéma montrait le travail qui te bouffe les mains : ouvrier, ce n'était pas mieux avant

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Quand le cinéma montrait le travail qui te bouffe les mains : ouvrier, ce n'était pas mieux avant

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Sur le tournage de "Week-end à Sochaux", de Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus avec le Groupe Medvedkine de Sochaux.
Sur le tournage de "Week-end à Sochaux", de Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus avec le Groupe Medvedkine de Sochaux.
- Groupes Medvedkine, ISKRA

Ni misérabiliste ni démago, tout un cinéma militant s'est écrit depuis l'usine Peugeot à Sochaux, avant de féconder une sociologie du travail ouvrier innovante. C'est à deux hommes qu'on le doit : Christian Corouge, OS durant 22 ans, et Bruno Muel, cinéaste. L'un est vivant, l'autre vient de mourir.

“C’est pas simple de décrire une chaîne… Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans j’ai été premier à l’école… Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. J’ai envie de faire un tas de choses et puis, je me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir. C’est tout ça, tu comprends. T’as du mal à écrire, j’ai du mal à écrire, j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi c’est la chaîne…” Avec la mort du réalisateur Bruno Muel, ce mois d'avril 2023, ricoche l’écho d'un témoignage resté emblématique du cinéma militant.

Long et toujours bouleversant, ce témoignage a été consigné, voilà cinquante ans exactement, par Muel. L'autodidacte, qui comptait parmi les réalisateurs à l'origine des Groupes Medvedkine, signait là Avec le sang des autres. C’était à la fois son premier film de son nom après six années de pratique collective du cinéma aux portes de l’usine, et l'œuvre qui gravait en 16 mm, et durant 52 minutes, quelque chose d'un chant du cygne : “Le fond de l’air n’était plus si rouge”, écrira rétrospectivement Muel, clin d’œil anachronique à Chris Marker. Pour longtemps en effet, la figure charismatique et le grand nom des Groupes Medvedkine restera Chris Marker, qui signera en 1977 Le Fond de l’air est rouge. C'est lui qui avait eu l'idée de la référence au réalisateur soviétique Medvedkine, qui avait inventé un train pour sillonner et filmer l’URSS. Charismatique au point que même les opérateurs qui avaient tout créé avec lui ignoraient son adresse, et que jamais la presse ne publiera une photo de lui, Chris Marker est mort en 2012 en laissant derrière lui une œuvre largement collective. Où ceux qui la font sont aussi ceux qu’on filme.

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À réécouter : Chris Marker (1921-2012)
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On dit “les Groupes Medvedkine”, au pluriel, car il y eut deux groupes : l’un à Besançon, où Marker et Mario Maret, avec les images de six autres réalisateurs, commenceront par tourner A bientôt j’espère, en 1967 et 1968 ; et l’autre à Sochaux, où Bruno Muel filmera pour finir Avec le sang des autres, en 1973 et 1974. Entre ces deux dates, treize films, auxquels on peut ajouter un quatorzième titre, Septembre chilien, dont Victor Jara avait signé la musique. Consacré à la répression après le coup d’Etat au Chili de1973, il n’aurait pu voir le jour sans la mobilisation, en Franche-Comté, pour le cinéma ouvrier et les ouvriers qui faisaient le choix d'inverser les priorités : la pellicule et la trésorerie étaient ceux qui avaient été récoltés auprès du CNC pour filmer l'usine à Sochaux. Alors que la première en France de Septembre chilien aura lieu au théâtre du Montbéliard, dont les jeunes ouvriers de chez Peugeot avaient carrément financé la location, Bruno Muel dira : “C’est aussi leur film.”

Du Chili à Sochaux en passant par le roi de l'acétate

Sitôt de retour du Chili, Muel était retourné à Sochaux. Lui-même était devenu réalisateur en s’auto-proclamant cameraman sur le film de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent qui cherchaient quelqu’un pour finir Algérie Année Zéro alors que les chefs opérateurs ne se bousculaient pas pour filmer les fêtes de l’Indépendance, en juillet 1962. Lui qui racontait avoir eu son premier désir de cinéma justement en Algérie, où il avait servi comme appelé - mais “planqué”, comme secrétaire du capitaine -, avait retrouvé dans le Doubs ces jeunes ouvriers qu’il croisait depuis 1967 et la grève de la Rhodiacéta à Besançon. Depuis "la Rhodia" jusqu'aux mains de Corouge qui raconte l'angoisse de n'être plus rien si d'aventure on lâche la chaîne, l'histoire des Groupes Medvedkine est leur histoire ; et en même temps celle d'une classe ouvrière qui n'en a jamais eu fini de se recomposer.

Un mois durant, en février et mars 1967, jusqu’à trois mille ouvriers et ouvrières avaient occupé l’usine de la Rhodiacéta, numéro 1 du fil synthétique et roi du polyester, en Franche-Comté - et "céta" vient du mot acétate. Ces franges Est de la France étaient alors l'un des bassins industriels de ce qu’on appelait “les Trente glorieuses”. Les historiens, les sociologues ont montré combien l'expression pouvait être trompeuse en réalité, mais c'est vrai qu'on y trouvait à se faire embaucher aisément. Pour animer l’occupation de l’usine, un syndicaliste du nom de Pol Cèbe allait contacter Chris Marker : le CCPPO, dont on parlera comme du “centre culturel populaire” (les deux dernières initiales allant à “Palente-Orchamps”, du nom du quartier à Besançon) avait dans l’idée de diffuser des films. Or Marker avait créé récemment, et avec d’autres, le Slon, la coopérative de cinéma qui venait de produire le film collectif Loin du Vietnam. Pensée comme un outil si l'on en croit le manifeste du Slon ( en ligne ici), la coopérative sera aussi le viatique des ouvriers de chez Peugeot vers un autre monde. Et dans ce monde-là, on parlera d'eux comme "d'ouvriers-cinéastes de province" et des Groupes Medvedkine comme d'une "greffe réussie".

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1h 18

Cinéastes en devenir, chefs opérateurs, ingénieurs du son ou monteurs, ils seront ainsi plusieurs à se lier à ce moment-là avec les ouvriers. La greffe avait eu lieu en Franche-Comté parce que c'était un bastion industriel qui comptait parmi les plus gros sites de France. Mais c'était aussi en Franche-Comté parce que dès la fin des années 1950, à Palente-les-Orchamps, des syndicalistes dont certains étaient catholiques, avaient emboîté le pas aux anciens résistants ou déportés du réseau “Peuple et culture”, et encastré au cœur de la lutte contre l'injustice, un accès sans précédent à la culture.

Marker et tous les autres, moins connus pour la plupart, avaient alors débarqué en 1967 auprès de la Rhodia, et pris le pli de venir passer des week-ends à dialoguer, à montrer des films, à hybrider deux mondes. A défaut d'effacer la frontière entre Paris et province, il s'agissait de distribuer autrement la culture et au passage, de transmettre des outils. C’est parce qu’ils les avaient rencontrés, côtoyés, et finalement bien connus avec le temps et les liens plus personnels qui se nouaient, que les cinéastes ont pu filmer avec autant de justesse ces témoignages qui jalonnent la filmographie des Groupes Medvedkine. Mais aussi parce qu’en chemin, faire des films était devenu l’affaire de quelques-uns parmi ces ouvriers. Le genre du cinéma dit “militant” s’ennoblissait ainsi avec des trouvailles formelles comme lorsqu'on filmait des voitures, pareilles à des lapins pris dans les phares, faute d’avoir le droit de filmer la chaîne de production chez Peugeot. C’était aussi la condition ouvrière qui se déployait loin de chez elle, et une parole qui disait "je" pour mettre des mots sur l’angoisse, sur la honte, et dire la fierté aussi, à bonne distance du discours des organisations militantes.

Au moulin loin de chez soi

Le CCPPO avait acquis un vieux moulin dans le Doubs, à mi-chemin entre Montbéliard et Sochaux. C’est là que Pol Cèbe faisait venir les jeunes OS, qui repartaient le dimanche soir avec des listes de livres à lire, et des rencontres plein les poches. Les liens qui se tissent alors entre Bruno Muel et cet ajusteur du nom de Christian Corouge datent de ces week-ends au moulin. Corouge, c’est lui qu’on entend dans Avec le sang des autres tandis qu'il déplie ce monologue toujours aussi parlant, cinquante ans plus tard. Edifiant. Bien des films des Groupes Medvedkine à vrai dire sont traversés par l’évocation des mains, et en particulier les mains des ouvriers, et ce motif ne les rend pas exempts d'une part de mythification. Mais ce monologue de Christian Corouge évoquant les siennes reste à nul autre pareil.

À l’écran tandis qu'il parle, c’est une nuit de celles où l’on tend mieux l’oreille qui s'imprime. On l’écoute alors décrire la chaîne qui empêche le cerveau de fonctionner correctement et qui “bouffe les mains”, comme il dit. Natif de Cherbourg, Christian Corouge raconte aujourd’hui combien il lui avait été facile, démarché à la sortie du CET, ces "collèges d'enseignement technique" comme on dira jusqu'en 1975, de se laisser séduire par les représentants de chez Peugeot. Comme Moulinex, ces recruteurs de la firme automobile transformés en VRP faisaient alors la tournée des bahuts pour remplir les usines qui, en ce temps-là, battaient le rappel sans relâche. De colloque en festival, il faut le voir, lui, avec ses talents d’orateur et le sens du détail comme un chapelet d’œillades au profane, raconter qu’il n’avait pas hésité longtemps devant les arguments de Peugeot pour faire rêver le gamin normand bientôt gratifié d'un CAP : “Seize kilomètres de la Suisse, 80 kilomètres de l’Allemagne, 150 kilomètres de l’Italie... Vous imaginez : vous êtes à Cherbourg, vous avez 17 ans... Formidable !” Alors il embauchera, et rapidement le voilà qui se retrouvera meneur dans ce palais de l’industrie qui comptait 44 000 ouvriers à l’époque. C'était la plus grosse usine de toute la France, et celle aussi où la police tirera à balles réelles en juin 1968, tuant deux ouvriers.

Quand on vient de Cherbourg et qu’on traverse la France pour s'inventer une vie à l'usine, on se retrouve loin de chez soi. Le moulin du CCPPO deviendra rapidement une deuxième famille pour Christian Corouge, bientôt élu syndical CGT, comme pour bien d’autres. C’est là que le lien se tissera avec les cinéastes, “les Parisiens”, comme les appelleront les ouvriers. Et c'est parce que ce lien avait ces racines-là, irriguées par une soif de culture émancipatrice et l'obstination de quelques-uns à comprendre leur monde, qu’une parole pareille sera possible. C'est-à-dire des témoignages qui diront davantage que les mots d'ordre et les conditions de travail telles qu'elles s'étalaient dans les brochures des organisations syndicales ; des mots qui parleront assez proches pour ne taire ni un sentiment d’impasse, ni la désillusion de la mobilisation collective. Et qui, parfois, pourront dire aussi quelque chose de l’importance d'en être malgré tout quand la vie penche.

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"Le droit de nous filmer"

À Bruno Muel, Christian Corouge racontera ainsi la chaîne comme il parlera de la peau de sa femme à portée de ses mains calleuses pour dire comme ça fait mal. Lui n’apparaîtra pas à l’image durant ce monologue. Et pourtant on le rencontre, depuis ses mains, et alors qu’on ne le voit pas au travail puisque la direction de Peugeot l’a interdit. Alors que depuis les grèves de la fin des années 1960, l’une des revendications des ouvriers était en effet : “On demande le droit de nous filmer en train de travailler de la même façon que les patrons nous filment dans les films industriels”, on comprend tout l’enjeu qu’il y avait à reprendre à son compte la parole, l’image, la démonstration. Il en allait autant de la fierté à dévoiler un savoir-faire ou des valeurs, que de la nécessité de dire pour soi.

En 2002, c’est-à-dire pas loin de trois décennies plus tard, alors que dans une table ronde, on demandait à Corouge son souvenir de l’expérience Medvedkine à Sochaux, il dira : “Peut-être de nous être vus nous-mêmes, tels que nous étions.” Et puis encore ceci : “On disait toujours à Bruno Muel de filmer les sorties d’usine parce que, pour nous, c’était choquant cette grande usine qui vomit tous ces gens le soir. Quand tu sors avec tout le monde, avec ces 36 000 prolos qui assurent la richesse du pays de Montbéliard, tu n’as pas cette perception, mais quand tu te retrouves en face et que tu les regardes, parce qu’un jour tu es passé derrière la caméra, alors tu vois les visages fatigués, les façons de s’habiller, la tristesse de ceux qui sortent d’un univers si sombre, si noir, et cela fait frémir. Cela fait très mal et le lendemain tu n’as pas envie de retourner au charbon.”

Et c’est ce regard en va-et-vient, réflexif et cependant percutant, qui imprime la rétine, quand à présent on regarde des films comme Avec le sang des autres, ou qu’on part en quête des traces laissées par cette aventure. Car cette aventure collective de cinéma militant a laissé des traces bien ailleurs que dans l’histoire du cinéma : parce que Avec le sang des autres avait été préparé, et co-écrit avec Francine Muel-Dreyfus, l’épouse de Muel, qui figure au générique et qui est sociologue, c’est d’abord dans Actes de la recherche en sciences sociales, la revue de Pierre Bourdieu, qu’on a pu suivre l’histoire de Christian Corouge une fois que celle des Groupes Medvedkine se sera étiolée. Francine Muel-Dreyfus, dont Corouge a pu dire que du temps du moulin il lui devait ses plus beaux conseils de lecture et des questionnements qui l’auront désarçonné comme jamais, par exemple sur le féminisme, avait en effet suggéré à son confrère Michel Pialoux, dont elle partageait le même laboratoire, d’aller voir du côté de Sochaux.

Ensemble, Muel et Muel-Dreyfus publieront Week-ends à Sochaux, un texte qui portait le même titre qu’un des films du Groupe Medvedkine, qui date de 1971. Un film “écrit, joué et rêvé” disait-on alors : par la parodie et des scènes imaginaires, il s’agissait de mettre le doigt sur le processus déshumanisant de cette taule qu’on appelait “la Peuge”.  Mais pour le plus grand nombre, ce monde-là restait à mettre au jour par un travail méthodique, et un suivi dans la durée. C'est à cela que s'affairera Michel Pialoux, durant les décennies suivantes.

C’est parce que Muel et Muel-Dreyfus avaient amorcé une histoire aux côtés de Corouge, et même rusé pour que des cinéastes britanniques tournent à l'usine des plans interdits de la chaîne, qu'un profond renouvellement de la sociologie du travail a pu s’entamer, au début des années 1980, du côté de Sochaux. Le contexte n’y sera pas pour rien : alors que la gauche venait d’arriver au pouvoir en 1981, Michel Pialoux avait fait valoir auprès de ses dirigeants qu'ils ignoraient à peu près tout de la réalité de la condition ouvrière à cette époque. Le Commissariat au plan acceptant de financer des retranscriptions d’entretien, tout un nouveau pan de la recherche sur le travail allait voir le jour, et c’est grâce à l’inscription des Groupes Medvedkine sur le terrain, et à la participation active de leurs alliés à l’usine qu’on le devra.

Après le cinéma, la sociologie

Les premiers pas du sociologue à Sochaux remontent précisément à 1983. C’était en fait le début d’un très long dialogue avec Christian Corouge, parti pour plusieurs décennies : en 2012, alors que Michel Pialoux est déjà à la retraite et que Julian Mischi vient de faire paraître chez Agone dans la collection “Mémoires sociales” l’indispensable Résister à la chaîne, on les retrouve encore, qui se connaissent par cœur et pourtant dialoguent encore ( sur canal-U), au détour d’une projection par un laboratoire de sciences sociales. Ce sera trente ans de dialogue à deux, puis à trois une fois que Stéphane Beaud aura rejoint Michel Pialoux sur son terrain d’enquête. Ce sera pour finir une connaissance tellement intime que tout se tient : la dépression et la condition des OS, l’arrivée de la robotique puis de l’informatique, le sort des enfants d’ouvriers et les errances de l’orientation scolaire, la répression syndicale et la nécessité de parler pour soi, les relations difficiles avec le Parti communiste et l’inextinguible besoin de culture pour parler juste et se tenir droit - "une culture pas intimidante", vantera Corouge.

Seuls masculinités et rapports de genre, dont on redécouvre aujourd’hui qu’ils traversaient en fait bien des films des Groupes Medvedkine, ont peut-être été assourdis dans ce travail au long cours qui force le respect, et dont la lecture rend moins ignorant. C'est d'autant plus frappant que justement tout le reste de la vie entière était passé au peigne fin, et appropriable comme jamais par nous tous, loin de l'usine. Des mots de Christian Corouge, on retiendra par exemple l’existence à la chaîne de “postes punition”, où la charge de travail est plus rude, et la cadence plus soutenue : c'était le sort des ouvriers récalcitrants que la maîtrise entend redresser et faire rentrer dans le rang. Et d'un article à l'autre, se découvriront encore l’entraide entre collègues, et tout ce qui fait la texture du quotidien ouvrier en dehors des heures à l’usine. Une vie en somme, à quoi l'on accède seulement grâce à ce lien, profond et durable. Subtil aussi : redouter le déclassement de qui lâche la chaîne pour devenir balayeur, c'est aussi laisser affleurer la fierté d'un savoir-faire. Sensible aux petites différences, Christian Corouge ne disait pas autre chose lorsqu'il parlait du "sens à donner" à la vie et comparait : "Nous étions tous sous influence du mouvement de Mai 68, politisés avant même d’entrer à l’usine, mais il y a une énorme différence avec le groupe de Besançon. Nous étions plus jeunes, nous n’avions pas le même vécu et surtout nous venions tous de l’extérieur, du Nord, de la Bretagne et du Midi et nous n’avions ni famille ni relations, logés dans des conditions précaires. Ce qui nous préoccupait c’était de donner un sens à ce qu’on vivait..."

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"Alors mes mains dans tout ça, qu'est ce qu'elles deviennent ?"

Loin du cinéma, on a ainsi continué à avoir des nouvelles de Christian Corouge grâce à des textes de sciences sociales. Contrairement à la plupart des ouvriers spécialisés, il est non seulement resté à l’usine, mais a continué à être OS, vingt-deux ans durant. Autant d'années en but avec la répression syndicale, saqué par sa hiérarchie. Cette deuxième histoire qui s'est écrite dans des textes de sociologie a ses ellipses et ses passages à vide : le leader syndical, qui  quitté plusieurs fois la CGT, a fait plusieurs tentatives de suicide. Dans Résister à la chaîne, en 2011, on le retrouve tandis qu’il dit, en écho à son monologue si prenant : “Alors mes mains, dans tout ça, qu’est-ce qu’elles deviennent, mes mains ? On dit : “Bon, en 1974, il avait mal aux mains. Maintenant ça a l’air de passer. Il est devenu beaucoup plus intellectuel, il n’a plus mal aux mains, il a mal à la tête… Il est fou, quoi." Seulement, moi, je travaille encore avec mes mains ! Et ça, ça me fait toujours mal.

En 1996, Bruno Muel publiait Rushes, aux éditions Commune, un texte qu’il avait oublié, et dont il avait même perdu le manuscrit d’origine. Mais parce qu’il l’avait fait lire à un copain, bien des années plus tôt, et que ce dernier s’était retrouvé en plein déménagement, le texte avait refait surface. Formidablement édité et mis en valeur, ce texte reste une prémisse précieuse pour remonter le temps et comprendre comment ce regard cinéaste façonné en Algérie ou auprès de René Vautier a pu forger le nôtre, sur la vie ouvrière. Sans pour autant déposséder les ouvriers de leur parole.

Alors que le cinéaste vient de mourir, c’est un texte qu’on peut relire, ainsi que Résister à la chaîne, de Pialoux et Corouge chez Agone, sans oublier, chez Raison d’agir, le legs important que laisse Michel Pialoux pour le suivre au long cours, ainsi que les ouvriers qui ont joué le jeu durant toutes ces années : Le Temps d’écouter - Enquête sur les métamorphoses de la classe ouvrière (paru en 2019). Outre de très belles évocations réflexives sur sa quête d’un “vrai terrain” ou ces lignes de fuite essentielles sur l’alcool qui avaient paru déjà dans la revue Genèses en 1992, on y trouve plus de deux cents pages puisées à l'ombre de Peugeot. De quoi mettre en évidence combien cette approche du travail à l’usine aura innové en tenant ensemble sociologie du syndicalisme, analyse du travail et exploration des relations sociales entre ouvriers. Parmi ces entrées riches, tout un chapitre spécialement consacré à ce qui est resté comme “les Chroniques Peugeot”, co-signées par le sociologue et son enquêté : en 1984 et 1985, un ouvrier avait publié à quatre reprises dans la revue Actes. Il s’appelle Christian Corouge, il a 72 ans, et en 1974, il avait mal aux mains - et c’est grâce à Bruno Muel qu’on s’en souvient. De quoi relativiser le fantasme d’un âge d’or de la classe ouvrière.

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