Présidentielle en Turquie : une élection aux enjeux mondiaux

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Présidentielle en Turquie : une élection aux enjeux mondiaux

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Le président turc et le secrétaire général de l’ONU signent, en juillet 2022, un accord d’exportation de céréales ukrainiennes bloquées par Moscou.
Le président turc et le secrétaire général de l’ONU signent, en juillet 2022, un accord d’exportation de céréales ukrainiennes bloquées par Moscou.
© AFP - TUR Presidency/Murat Cetinmuhurdar / Anadolu Agency

En Turquie, le scrutin présidentiel de 2023 se joue sur les questions économiques et la capacité des candidats à stopper l’inflation qui mine le pays. Mais les enjeux internationaux, loin d’être la préoccupation première des Turcs, font de cette élection un événement qui dépasse le cadre national.

Recep Tayyip Erdogan n’est pas qu’un animal politique. Au fil du temps, il s’est révélé être un habile diplomate, usant de la position géographique centrale de son pays. Un lien entre l’Europe et le Moyen-Orient, au contact direct de la guerre en Syrie, en discussion avec les pays du Golfe, en médiation sur la guerre en Ukraine. Il parle à Vladimir Poutine et à Xi Jinping tout en étant à la tête de la deuxième armée de l’Otan e, de fait, un allié précieux des États-Unis. Son départ laisserait planer une ombre d’incertitude sur de nombreux dossiers.

Le plus actuel et le plus chaud reste la guerre en Ukraine. La Turquie joue là un rôle d’équilibriste. Elle livre des drones Bayraktar à l’Ukraine, tout en s’opposant à des sanctions contre Moscou. Une position qui lui a même permis de parrainer un accord entre les deux belligérants pour laisser sortir les céréales ukrainiennes par la mer Noire.

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Recep Erdogan tempère, autant que faire se peut. Mais dans le cadre du scrutin présidentiel du 14 mai 2023, son opposant Kemal Kiliçdaroglu « ne sera pas forcément capable de maintenir l’équilibre », s’inquiète Bayram Balci, ancien directeur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. « Ce sera plus compliqué car avec Erdogan, la Russie n’avait qu’un seul interlocuteur. Si l’opposition gagne, il y en aura plusieurs. » L’opposition est un attelage de six courants politiques très différents. Et le candidat derrière lequel ils se sont rangés promet une présidence collégiale pour rompre avec la verticalité de Recep Erdogan. « Ce sera difficile d’obtenir un consensus, admet le chercheur, à moins que Vladimir Poutine ne soit forcé de s’adapter » à une nouvelle situation.

Des relations ambigües avec l’Otan et les États-Unis

La guerre en Ukraine a aussi révélé l’influence de la Turquie au sein de l’Otan. La Finlande et la Suède, qui jusque-là souhaitaient rester à l’écart de l’organisation, ont fait acte de candidature. Ankara a finalement accepté d’intégrer la Finlande, tout en laissant patienter Stockholm. Recep Erdogan demande à la Suède d’extrader des sympathisants qu’il considère comme des « terroristes du PKK ».

Ankara livre des drones Bayraktar à l’Ukraine, tout en s’opposant à des sanctions contre Moscou.
Ankara livre des drones Bayraktar à l’Ukraine, tout en s’opposant à des sanctions contre Moscou.
© AFP - ALI ATMACA / ANADOLU AGENCY

Une forme de chantage qui pourrait cesser après le scrutin, quelle qu'en soit l'issue. Kemal Kiliçdaroglu est favorable à l’entrée de la Suède dans l’Otan. Quant à la position de Recep Erdogan, elle serait purement électoraliste, à en croire Bayram Balci : « Il a voulu montrer [à son électorat] que son pays est un pays qui compte dans les organisations internationales. Le signal qu’il envoie est celui d’un président qui ne bazarde pas comme ça la sécurité de ses citoyens. »

Au sein de l’Alliance atlantique, la Turquie est la deuxième armée derrière celle des États-Unis. Un pays avec lequel la relation est ambiguë depuis qu’Ankara a opté pour le système russe de missile S-400 au détriment de son équivalent américain. Les États-Unis avaient répliqué en refusant de leur vendre des avions de chasse F-35. Un sujet de discorde qui pourrait vite s’apaiser avec l’arrivée de Kemal Kiliçdaroglu au pouvoir. « Les systèmes S-400 sont bien arrivés en Turquie mais n’ont pas été sortis des cartons, assure Bayram Balci. On peut très bien imaginer qu’ils ne soient jamais mis en service et que le nouveau président turc règle ainsi la question. »

La fin d’une relation houleuse avec l’Union européenne ?

Autre relation tendue, celle de la Turquie avec l’Union européenne. Les dossiers qui posent problème ne vont pas disparaître en un clin d’œil. Recep Erdogan continuera probablement à jouer le rapport de force. Quant à son opposant, s’il envisage d’apaiser la relation, il risque tout de même de souffrir des tensions laissées en héritage. « Il y aura un mieux, présage Bayram Balci, surtout si Kemal Kiliçdaroglu resserre l’étau sur les libertés publiques. »

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Il prévoit de modifier le code pénal, de protéger la liberté d’expression et la liberté de la presse. Donner ainsi des gages à l’Occident donnerait une meilleure image de la Turquie, ce qui permettrait, à terme, d’attirer des investisseurs étrangers. Par ricochet, de remettre sur la table le projet d’union douanière avec l’UE. Et pourquoi pas de proposer des conditions d’obtention de visa plus souples pour la jeunesse turque avide d’Europe. Tout l’enjeu sera de convaincre Bruxelles, qui n’est plus aussi ouverte qu’elle l’a été, de l’intérêt d’un rapprochement avec Ankara.

« Femme, vie, liberté », peut-on lire sur ce panneau brandi à l’occasion de la journée internationale du droit des femmes à Istanbul le 8 mai 2023.
« Femme, vie, liberté », peut-on lire sur ce panneau brandi à l’occasion de la journée internationale du droit des femmes à Istanbul le 8 mai 2023.
© AFP - Mohammadali Najib / Middle East Images

« En revanche, il ne faut pas s’attendre à un changement de pied sur Chypre ou sur la Syrie », prévient Bayram Balci.

Ce sont des enjeux de sécurité, quel que soit le pouvoir en place. La majorité des Turcs se sentent menacés par ce qu’il se passe en Syrie. « Ils ne veulent pas plus de réfugiés qu’ils n’en ont déjà [3,6 millions, ndlr] et ils ne veulent surtout pas un renforcement du PKK [le Parti des travailleurs kurdes, considéré comme terroriste] », assure le chercheur. La Turquie ne pourrait pas non plus retirer ses troupes du nord de la Syrie, cela provoquerait un renforcement du PKK, une déstabilisation de la zone avec l’hypothèse d’un nouvel afflux de Syriens qu’Ankara serait incapable de gérer. « Une victoire de Recep Erdogan pourra signifier un rapprochement avec Bachar Al-Assad et avec le régime iranien, soutien de Damas. Cela encouragerait aussi la poursuite d’un jeu trouble avec Vladimir Poutine, lui aussi engagé sur le terrain syrien », imagine Bayram Balci.

Une possible normalisation en Méditerranée orientale

Avec la crise économique que subit la Turquie, Ankara a besoin de stabilité avec ses voisins. Après une période de tensions en Méditerranée orientale, la relation avec la Grèce tend à se normaliser. Recep Erdogan et Kemal Kiliçdaroglu iraient dans le même sens. Il faut dire que le séisme qui a frappé Turquie et Syrie au mois de février a favorisé l’apaisement. Athènes a immédiatement apporté son soutien ce qui a été apprécié et remarqué.

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Les navires de prospection battant pavillon turc sont aussi moins agressifs dans le secteur pour tenter de mettre la main sur les importantes ressources gazières.

Mais le rapport de forces n’est jamais loin. C’est même la marque de fabrique de la diplomatie turque ces dernières années : le manque de lisibilité tout en assurant une certaine stabilité. Tout le contraire de ce dont la population a besoin. Une politique prévisible pour pouvoir aller de l’avant.