Grèce, l'européenne tourmentée

Manifestation du 1er mai 2023 à Thessalonique. ©Radio France - François-Xavier Freland
Manifestation du 1er mai 2023 à Thessalonique. ©Radio France - François-Xavier Freland
Manifestation du 1er mai 2023 à Thessalonique. ©Radio France - François-Xavier Freland
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En Grèce, les élections législatives ont lieu ce dimanche. Le parti très à droite et pro-européen du Premier ministre sortant reste favori, mais beaucoup de Grecs, surtout aux extrêmes, sont tentés par un vote sanction, contre "sa politique néo-libérale de privatisations, dictée par Bruxelles".

Avec
  • Georges Prevalakis Professeur de géopolitique à la Sorbonne
  • Blanche Lambert Cartographe indépendante (AB Pictporis)

Le 28 février dernier, la collision de deux trains entre Athènes et Thessalonique, à Tempé, près de Larissa, avait fait 57 morts et plus de 80 blessés. L’enquête a démontré de graves dysfonctionnements dans le réseau ferroviaire grec, en partie privatisé et racheté par le groupe italien Ferrovie dello Stato Italiane (FS). Pendant des semaines, des manifestations violentes se sont succédé à Athènes et Thessalonique aux cris de "la privatisation tue, à bas l’Europe". Ce fut le cas à Thessalonique, deuxième ville du pays, cité commerçante au carrefour de l’Europe Balkanique.

Si Thessalonique est une ville d'échanges Erasmus pour une partie de la jeunesse du nord de l’Europe qui s’enivre le soir dans ses quartiers branchés le long du remblai, la réalité est bien autre pour les jeunes Grecs : la ville est aussi l’une des plus pauvres d’Europe, depuis la crise économique de 2009, marquée par des taux de chômage record autour de 25 %.

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Thessalonique, l’antisystème

Le 1er mai dernier, plusieurs syndicats s’étaient donné rendez-vous devant les représentations diplomatiques de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. "Le crime à Tempé ? C’est la loi du marché !" tempête le syndicaliste local Petro Symadis de l’Union des travailleurs. "C’est la libéralisation des chemins de fer en Europe qui a été adoptée par le Parlement européen. Il y a eu le même genre d’accidents en Suisse ou aux Pays-Bas. L'Union européenne s’est construite sur la base de la loi du profit et vous voudriez que nous soyons d'accord avec ça ? Cette tragédie, c’est aussi l'affaire de l'Union européenne."

Thessalonique, manifestation contre la vie chère et l'Europe libérale, le 1er mai dernier.
Thessalonique, manifestation contre la vie chère et l'Europe libérale, le 1er mai dernier.
© Radio France - François-Xavier Freland

Pour bien comprendre l’euroscepticisme qui ronge la Grèce depuis la crise économique de 2009, et ce malgré le retour de la croissance ces dernières années, il faut reprendre le train qui rejoint trois fois par jour Thessalonique à Athènes. La gare de Thessalonique est dans un état qui laisse à désirer. Sur les quais, un banc sur deux n’a plus de planches pour s’asseoir. Durant le trajet, des wagons abandonnés, de vieilles stations squattées et taguées jalonnent le voyage jusqu’à Athènes.  "Je pense qu’il y a une très grande partie de la société grecque qui est contre l’Europe depuis la crise de 2010", estime le sociologue Diamantis Mastroyiannakis. "Avant, tout allait bien, on vivait des avantages que cette intégration nous avait apportés, en terme d’infrastructures notamment. Mais à partir de 2010, il y a eu un vrai changement parce que l’Union européenne et le FMI nous ont imposé des mesures d’austérité. À partir de là, les Grecs se sont dits : 'Ouais, bah, qu’est-ce que fait l’Europe pour nous ? Où est la solidarité européenne ?'"

Athènes, déesse de la victoire et mère de l’Europe

Après presque six heures de voyage pour 300 km, voici Athènes. Athéna était la déesse de la victoire dans l’antiquité. C’est ici que tout se joue : près de cinq millions d'habitants en tout sur un peu plus de dix millions en Grèce. Celui qui gagne Athènes remporte a priori le scrutin. Mais ce qui marque au premier abord, c’est le manque d’enthousiasme dont ont fait preuve les Grecs durant toute la campagne électorale, même au siège tout en blanc et bleu du parti Nouvelle démocratie, où les écrans géants diffusent en boucle des images de leur leader tout sourire. "Kyriákos Mitsotákis aime l’Europe", confirme Anna Rocofyllou, candidate Nouvelle démocratie à Athènes. "Il a beaucoup d’alliés en Europe. Il a de bonnes relations avec la France. Il parle très bien le français, l’allemand, l’anglais. Notre politique a fait un mix entre, d’un côté la stabilisation économique du pays et de l’autre, un programme social assez généreux. On ne peut pas dire que tous les électeurs de Nouvelle démocratie sont des européens convaincus, il y a des eurosceptiques dans notre camp, mais ils sont en minorité et je crois que, grâce à cette politique équilibrée, on peut gagner les élections."

Athènes, siège de campagne du parti Nouvelle démocratie
Athènes, siège de campagne du parti Nouvelle démocratie
© Radio France - François-Xavier Freland

Un peu plus bas, autour du square Klafthmonos, il y a justement ceux qui regardent du côté des oubliés de la croissance. On trouve le Pasok, l’ancien Parti socialiste au pouvoir, le Mera 25, le Front de la désobéissance réaliste européen, du dissident et tonitruant Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des Finances au crâne rasé et chemise noire qui claqua la porte du gouvernement d’Aléxis Tsípras, après qu’il a accepté le troisième programme d'ajustement économique en août 2015 imposé par l’Union européenne. Et à côté, il y a justement le siège de campagne de Syriza. En juillet 2019, l’ancien Premier ministre avait perdu les élections législatives, après quatre ans au pouvoir. Une partie de son électorat ne lui avait pas pardonné son recentrage politique, sa politique d’austérité imposée par la commission européenne. Selon Danaï Koltsida, responsable des affaires internationales et européennes de Syriza, "Les forces qui soutiennent le néo-libéralisme en Europe voulaient donner un message à tous les peuples de l’Europe, de ne pas essayer de chercher une autre alternative politique, de ne pas essayer d’échapper à l’austérité et au néo-libéralisme. Aujourd’hui, les temps changent. L’austérité n’est plus à l’agenda. À Syriza, nous sommes des européens convaincus. J’ai moi-même fait une partie de mes études de droit à Paris. Nous voulons juste une Europe plus solidaire".

Athènes, tracts de la candidate de droite Anna Rocofyllou
Athènes, tracts de la candidate de droite Anna Rocofyllou
© Radio France - François-Xavier Freland

L’Europe pour la France et la Grèce : une passion commune

En 1981, l’adhésion de la Grèce à l’Europe en 1981 s’est pourtant faite dans la douleur. Antonis Papagiannidis, ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne n’a pas oublié, lui qui a participé aux négociations aux côtés du Premier ministre d’alors Konstantínos Karamanlís. Nous le retrouvons devant le métro Monastiraki. Pour prendre conscience de ce lien filial entre la Grèce et l’Europe, il faut marcher dans le dédale des rues pavées de marbre du vieux quartier pittoresque de Plaka, si cher à l’écrivain américain Henry Miller, au pied de l’Acropole, illuminée des dieux d’en haut, comme disait Homère, à propos du soleil. Au-dessus, la statue de la déesse grecque Athina, mère de l’Europe, domine l’horizon.

"Lorsque la Grèce s’est aventurée sur la voix européenne", se souvient Antonis Papagiannidis*, "il y avait une méfiance envers le pays dont les structures n’étaient pas préparées à l’Europe et surtout à la discipline européenne. Et c’est Valéry Giscard d’Estaing qui a soutenu la Grèce. Karamanlis est même revenu de son exil parisien dans l’avion présidentiel de la république française. Et l’Europe nous alors fait confiance, jusqu’à la dérive des années 2000, au cours de laquelle les Allemands nous ont rappelé de manière un peu brutale ce qu’était la discipline. Les Grecs ne l’ont toujours pas digéré*".

Paradoxalement, cette Europe, qui semble avoir fait chuter Aléxis Tsípras en 2019, a donné l’impression de mettre à mal cette fois-ci la campagne de son rival, le Premier ministre sortant Kyriákos Mitsotákis. Les vents ont tourné en effet, l’heure n’est plus à l’austérité ou à l’assainissement des finances publiques. Beaucoup de pays ont fait le choix de laisser filer les déficits pour contenir une colère sociale exacerbée par l’explosion de l’inflation. C’est peut-être le cas de la France, principal allié européen de la Grèce depuis son indépendance en 1821, après quatre siècles d’occupation turque. "La présence française a toujours été très importante en Grèce depuis le XIXe siècle, mais il ne faut pas oublier non plus l’influence que la Grèce antique a eu sur la pensée française des lumières", précise Yorgos Archimandritis, le célèbre animateur de télévision installé la moitié de l’année à Paris et chargé de la présentation de l’émission littéraire Le club des livres sur ERT2. "En Grèce, cet esprit insurrectionnel est l’expression d’un sentiment qu’a le peuple grec à l'égard de l’État. Et c’est là la différence avec la France pour qui l’État est tout. En Grèce, à mon sens, c’est le contraire : il y a une confrontation entre le peuple et l’État, entre le peuple qui ne s’identifie pas à un État qui a presque toujours failli, dans l’histoire récente, à son devoir envers lui."

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- Blanche Lambert Cartographe, AB Pictoris

Athènes, c’est aussi le port du Pirée, où l’on prend le bateau pour les îles. Pour prendre conscience des écarts qui se creusent entre riches et beaucoup plus pauvres, il faut se promener loin des ferrys. Dans de vieilles maisons en mauvais état vivent entassés les laissés-pour-compte du décollage économique. En Grèce, comme ailleurs en Europe, la jeunesse semble se détourner de ses élites politiques. Ce jour-là, un groupe d’étudiants, principalement des jeunes filles, ramassent des déchets sur la plage : "Nous avons trouvé de tout ici, c’est très sale", déplore Chloé, 25 ans, membre de l’association Ma plage, c’est ma planète, soutenue par le groupe français Pernod Ricard. "On sensibilise davantage les enfants à l’écologie dans les écoles, mais pour vous dire la vérité, je crois que nos politiques ne se sentent pas tellement concernés par ce combat. Il n’y a pas réellement de parti écologique ici, même si sur le papier, tous les partis prétendent agir pour l’environnement. En réalité, ils ne sont pas très actifs !"

De jeunes étudiantes nettoient les plages du Pirée
De jeunes étudiantes nettoient les plages du Pirée
© Radio France - François-Xavier Freland

Le Péloponnèse, berceau de l'Europe et de ses valeurs

Pour mieux comprendre ce lien viscéral des Grecs avec l’Europe, il faut peut-être revisiter la région antique du Péloponnèse, véritable berceau de l’Europe. Corinthe, avec son temple d’Apollon, son immense forteresse et son canal construit au XIXe siècle, a longtemps été l’un des principaux ports stratégiques de tout le bassin méditerranéen. Mais si la Grèce a depuis longtemps placé le curseur vers l’Occident, elle garde un pied en Orient, selon Spyros Marchetos, professeur en sciences politiques à l’université Aristote de Thessalonique. "C’est un cliché de dire aujourd’hui que la Grèce est la frontière de l’Europe avec l’Orient. Bien sûr, ce cliché reflète ce transfert dans notre époque moderne de la puissance économique, capitaliste, vers le nord-ouest de l’Europe. Mais l’antiquité n’avait pas du tout de telles conceptions. La Grèce était simplement une partie du centre du monde sur la mer, qui reliait tous les endroits dignes d’être connus, à savoir la Méditerranée. En grec, cela s’appelait Mesogeios, le centre de la Terre ! Ce n’est qu’à l’époque moderne que les européens ont commencé à penser en termes de contraste entre l’ouest et l’est. D’ailleurs, les anciens disaient 'Ex Oriente Lux' qui signifiait en latin, la lumière vient de l’Orient !"

Corinthe, le temple d'Apollon devant la forteresse
Corinthe, le temple d'Apollon devant la forteresse
© Radio France - François-Xavier Freland

Avec ses 17 000 habitants, Sparte n’est plus la grande ville du célèbre chef Leonidas dont on retrouve ici et là les traces, notamment du côté du stade olympique, avec une grande statue à son effigie, et dans l’ancienne cité antique, avec le théâtre dans lequel étaient tenus les jeux, les cérémonies religieuses et les grands discours. À l’époque, la capitale de la démocratie spartiate qui remporta la guerre du Péloponnèse contre Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ, comptait 70 000 habitants. Petro Doukas, maire divers droite, rallié à la coalition au pouvoir Nouvelle Démocratie, s’est justement beaucoup intéressé à l’histoire de sa ville : "La Constitution de Sparte est à la base de la culture politique occidentale et a grandement influencé la Constitution du traité de Rome par exemple et la Constitution des États-Unis d'Amérique. S’il y a en Amérique un président et un vice-président, c’est parce qu’à Sparte, il y avait deux rois, deux chefs au sommet de l’exécutif. Certes, beaucoup d’États en Europe, comme la Grèce, n'ont qu'un président, mais la France comme la Russie par exemple ont aussi un Sénat, comme à Sparte." À en croire cet économiste, ancien ministre des Finances, les valeurs de la droite européenne seraient nées ici. "Les Spartiates sont profondément conservateurs et travailleurs, ils sont fiers et attachés à leur terre, à l’agriculture. Ils ont le sens de la famille, du religieux, etc.".

Statue à l'effigie du roi Léonidas, à Sparte.
Statue à l'effigie du roi Léonidas, à Sparte.
© Radio France - François-Xavier Freland

L’insularité, le mythe des extrêmes

En Grèce, le parti Aube dorée, d’extrême droite a été interdit en 2021. Considéré comme néo-nazis, ses principaux dirigeants sont en prison. Depuis, la droite dure se cherche de nouveaux leaders, qui pourraient apparaitre lors de ces élections, sous de nouveaux noms. En face de Kavala, port important, sur la route d’Istanbul, qu’on appelle encore ici Constantinople il y a l’île de Thassos. Preuve de cette proximité, les Rafales, les avions de chasse français de l’armée grecque, la survolent régulièrement.

Paris, 35 ans, treillis noir, poignard américain à la ceinture est berger comme ses ancêtres. Orthodoxe pratiquant, il participe à toutes les processions religieuses. Chaque matin, ce garçon travailleur part aux aurores rejoindre, avec sa femme et son frère, ses troupeaux de moutons et de chèvres dans les collines plus haut. "Je suis né grec pour la Grèce", prévient-il*. "L’Europe et le FMI utilisent la Grèce, car nous sommes leur cobaye. Ce que la Grèce a subi il y a quelques années avec la crise, c’est ce que la France va bientôt vivre ! L’Europe s’aplatit devant le turc Erdogan qui menace régulièrement les Grecs. Quant à l’immigration, la Grèce seule, sans l'Europe, doit fermer ses frontières et envoyer l’armée pour stopper tout ça. Ici, les migrants cassent et brûlent des églises. Pourquoi blâmer la Grèce ? Est-elle coupable de quelque chose ? Quant à la guerre en Ukraine, je soutiens Poutine et les Russes. Non, je ne veux pas être européen, mais personne ne m'a demandé mon avis de toute façon."*

Paris le berger, sur l'île de Thassos
Paris le berger, sur l'île de Thassos
© Radio France - François-Xavier Freland

Dans l’imaginaire collectif, la Grèce commence ou termine toujours par une île… Français, anglais, allemands, européens du nord, mais aussi européens du centre, roumains, bulgares, serbes déferlent chaque année sur les îles grecques. L'industrie du tourisme est florissante. Le ministère du Tourisme grec a même présenté 2022 comme la meilleure année touristique de l’histoire du pays. Barbara, grecque d’origine hollandaise, est installée depuis trente-cinq ans à Thassos. Ce jour-là, cette militante du Parti communiste distribue la gazette du parti chez les habitants du village. "La vie devient de plus en plus chère en Grèce. L’Europe incite les Grecs à vendre leur littoral. Il y a une pression immobilière folle pour construire toujours plus de routes, d’hôtels de luxe, et ce, en dépit des équilibres humains et environnementaux. Résultat, il y a régulièrement des incendies monstres ici, souvent criminels et comme par hasard, on construit derrière. Et tout cela crée de graves problèmes de pénurie d’eau. Voilà, c’’est ça l’Europe au service du profit et non de l’humain", déplore-t-elle avant de rejoindre des militants du KKE dans les rues de Potos, la station balnéaire juste en bas. Mariée à Panagiotis, Barbara n’ira pas voter dimanche, faute d’avoir la nationalité grecque. "La liberté, c’est tout de suite ce que j’ai aimé ici et ce malgré le fait que l’Union européenne essaie de nous mettre dans un cadre. En Grèce, on a le temps de parler, de réfléchir, de rêver !", ajoute-t-elle, avant de jouer un air de musique traditionnelle à l'accordéon.

Barbara, militante communiste, sur l'île de Thassos
Barbara, militante communiste, sur l'île de Thassos
© Radio France - François-Xavier Freland

À Thassos, comme un peu partout en Grèce, malgré les différences d’opinion, tout le monde se parle encore. La lutte pour l’indépendance, la guerre civile, la dictature des colonels ont laissé des traces profondes dans les mémoires. Personne ici ne veut revivre ces épisodes tragiques de l’histoire contemporaine grecque qui firent des millions de morts.

Le 22 mai, les Grecs auront voté, mais après ? Il faudra travailler, vivre, préparer l’accueil des touristes européens pour les grandes vacances d’été 2023…

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