Saint-Simon ou l’aristocratie des talents : épisode • 1/3 du podcast Voyages en utopie

Fragment d'une lithographie du dessinateur Grandville (1803-1847), datant de 1831, caricature représentant Saint-Simon en Don Quichotte - © Paris Musées / Institution Maison Balzac
Fragment d'une lithographie du dessinateur Grandville (1803-1847), datant de 1831, caricature représentant Saint-Simon en Don Quichotte - © Paris Musées / Institution Maison Balzac
Fragment d'une lithographie du dessinateur Grandville (1803-1847), datant de 1831, caricature représentant Saint-Simon en Don Quichotte - © Paris Musées / Institution Maison Balzac
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Quelles sont les spécificités du projet utopique porté par Saint-Simon ? Comment expliquer le primat de la finance, de la compétence, et la minimisation du rôle de l’État et du politique dans sa pensée ?

Avec
  • Juliette Grange Professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université François Rabelais de Tours
  • Clément Coste Maître de conférences en sciences économiques à Sciences-Po Lyon

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, était un penseur et théoricien social français. Né en 1760 à Paris dans un milieu aristocratique, et décédé en 1825 à Pau, il a emprunté la voie militaire avant de devenir financier, puis scientifique ; et s'engage vite après la Révolution, soutenant les manifestants et épousant leur cause sociale. Saint-Simon rédige une pensée économique originale, en rupture avec les libéraux mais mal reçue par la gauche marxiste. Actif sur la question industrielle, centrale dans son oeuvre, il rédige aussi des écrits plus politiques (L’Organisateur) et même religieux (Le Nouveau christianisme) dans lequel il théorise la sécularisation du sentiment religieux, tourné vers l’industrie. L’économie politique prend chez lui le primat face au politique et au religieux, face au social aussi : d’où l’impossibilité de ranger sa pensée parmi les socialistes - dont il aura été une influence majeure - ou parmi les libéraux. Théorisant l’associationnisme, Saint-Simon souhaite un renversement de l’ordre établi, estimant que la Révolution n’a pas achevé son travail. Pourtant, ses solutions émises sont relativement technicistes : Saint-Simon imagine un futur dominé par les banquiers, les ingénieurs et les financiers. Ainsi ses disciples se déchireront autour de sa doctrine, et la remanieront largement. Alors que ses préceptes nourrissent aujourd’hui l’économie sociale, le républicanisme ou encore des débats comme la garantie de l’emploi par l’Etat, la dette publique perpétuelle ou le salaire à vie, la pensée de Saint-Simon est difficile à catégoriser dans les grands courants idéologiques de son temps.

Éclairés par la pensée de nos invités, la philosophe Juliette Grange et l'historien de la pensée économique Clément Coste, nous nous interrogerons sur les remaniements subis par cette doctrine dans les mains des disciples de Saint-Simon, et nous demanderons quelle place prennent les préceptes saint-simoniens dans le contexte intellectuel du début du XIXe siècle.

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Saint-Simon, un être polymorphe et profondément engagé

"Saint-Simon a un pied dans le XVIIIᵉ siècle, mais c'est loin de le définir exclusivement. (...) Il a, comme un chat, eu plusieurs vies, aristocrate, militaire, il a fait la guerre de libération aux États-Unis, compagnon de La Fayette, franc maçon, chevalier d'industrie sous la Révolution française, il a créé des messageries, il a acheté des biens nationaux et il a fait fortune. Il a été très riche, puis très pauvre. Il se déclare philosophe, et pourtant, sur sa tombe au Père-Lachaise, il est indiqué "économiste". Donc il est un peu tout un peu Machiavel, un peu Marx, un peu Condorcet, un peu Babeuf, un peu Bonald. Entre les lumières, le romantisme. Donc, c'est vraiment un individu tout à fait fascinant." Juliette Grange

"S'il est utopique, c'est parce qu'il a une ambition considérable. Il veut faire intervenir la dimension sociale dans les rapports économiques et s'y intéresser, non pour les prendre tel quel, il n'est pas un libéral pur. Saint-Simon va partir du libéralisme, des penseurs libéraux, et bâtir sa doctrine.Juliette Grange

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" La particularité de l'utopie saint-simonienne, c'est d'avoir considéré que l'exploitation, le phénomène d'exploiter, naissait dans la sphère de la production, ce qui sera différent des fouriériste et d'autres. Pour cette raison, il faut expérimenter de nouveaux modèles de production. Et le modèle proposé par Buchez, c'est cette association ouvrière de production où effectivement le capital de l'association, les outils de production, etc, et cetera sont socialisés et inaliénables. " Clément Coste

"Au plus capable", selon la logique saint-simonienne

Selon Saint-Simon, le rôle de l'État doit être d'accélérer le passage des capitaux des oisifs vers les industriels - une idée très forte de sa doctrine qui sera d'ailleurs reprise par les saint-simonien sous Napoléon III. "La prise de pouvoir par les industriels nécessite inévitablement que les capitaux circulent. Et on retrouve chez Saint-Simon toute cette métaphore qui n'est pas rare depuis François Quesnay, où le corps social fonctionne en réseau et donc les différents organes ont besoin de communiquer entre eux. Dans le corps humain, c'est le sang qui circule. Là, ce sont les capitaux qui doivent traverser tout le corps social. Et donc, il faut faire en sorte que les capitaux qui, dans la société du 19ᵉ, sont accaparés par certains qui ne savent pas les mettre en action, puissent enfin être distribués à ceux qui ont les capacités de les faire valoir : les industriels.Clément Coste

Estampe d'Isidore-Stanislas Helman (1743-1806) représentant la séance du 4 au 5 août 1789 à l'Assemblée nationale : abandon de tous les privilèges
Estampe d'Isidore-Stanislas Helman (1743-1806) représentant la séance du 4 au 5 août 1789 à l'Assemblée nationale : abandon de tous les privilèges
- © Paris Musées / Musée Carnavalet Paris

Et le terme industriel, Saint-Simon l'entend au sens large, au sens matériel et intellectuel  : "Ce sont autant les entrepreneurs que les ouvriers, autant des intellectuels que les artistes, les commerçants, les employés, les banquiers, les entrepreneurs... Tous ceux qui ont un dynamique, au contraire de ceux qui passent une fois par an et qui recueillent les dividendes. On dit très souvent que Saint-Simon est tiède, mais si on pense à l'actualisation d'une telle proposition, c'est absolument révolutionnaire. Et c'est cette mise en avant du travail et ce refus de la rente, c'est-à-dire des revenus du capital, qui est une pensée très exigeante. Cette exaltation du travail, c'est aussi le refus de l'aristocratie. (...) C'est une conception de l'humanité totalement différente, avec une réelle égalité de qualité entre les personnes, même si les occupations sont diverses et même s'il subsiste des inégalités qui sont fondées sur des fonctionnalités, c'est-à-dire sur le mérite, la compétence, la formation technique, scientifique, l'habileté commerciale, l'habileté intellectuelle.Juliette Grange

Une spiritualité humaniste ou une tyrannie des talents ?

Saint-Simon, en souhaitant faire advenir une hiérarchie sociale basée sur la compétence, va aussi se constituer des détracteurs car beaucoup de socialistes refusent cette hiérarchie capacitaire. "Le problème de l'héritage, c'est qu'il transmet les instruments de production et donc les capitaux, sans faire attention aux capacités individuelles. Et donc les hiérarchies de sang et de famille sont respectées sans qu'on tienne compte des talents individuels. Donc l'ordre capacitaire saint simonien consiste à instaurer une nouvelle aristocratie qui reposerait sur les capacités individuelles. (...) C'est précisément parce que le saint-simonisme est trop hiérarchique, trop vertical, que beaucoup d'intellectuels quitteront le saint-simonisme et seront partisans d'une nouvelle conception de la justice sociale bien plus égalitaire.Clément Coste

Pour aller plus loin :

- Doctrine de Saint-Simon, co-édité par Juliette Grange et Pierre Musso, a paru aux éditions Le Bord de l'eau en 2020
- Oeuvres complètes de Saint-Simon, 2012, avec Pierre Musso, Philippe Régnier, et Franck Yonnet, a paru aux éditions Presses Universitaires de France (P.U.F.) en 2020

Références sonores :

- Lecture du  Manifeste du parti communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels publié aux éditions Flammarion
- Lecture de  L’organisateur (1819) de Saint-Simon
- Extrait du documentaire " Le temps de l'usine, le temps des ouvriers", épisode 1, diffusée sur Arte

Références musicales :

- "Snow Flakes" de Mathieu Alvado
- "Origin" de Géraldine Kwik
- " Utopia" de Goldfrapp
- " Seaforth" de King Krule

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