Palme d'or : une cérémonie très politique, le triomphe de Justine Triet

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Palme d'or : une cérémonie très politique, le triomphe de Justine Triet

Justine Triet lors de la remise de la Palme d'or du Festival de Cannes, remise par l'actrice Jane Fonda.
Justine Triet lors de la remise de la Palme d'or du Festival de Cannes, remise par l'actrice Jane Fonda.
© AFP - Valery Hache

La cérémonie de clôture du Festival de Cannes a été marquée par le discours engagé et très politique de la réalisatrice Justine Triet ("Anatomie d'une chute"), l'une des plus remarquables cinéastes françaises qui obtient ainsi une stature mondiale.

Et soudain, la bulle a éclaté. Une semaine avant le début du festival, l’actrice Adèle Haenel annonçait son retrait du cinéma dans une lettre ouverte retentissante, où à propos des festivités à venir, elle attendait de voir, « dans un contexte de mouvement social historique », si tout allait se passer « comme d’habitude sur les tapis rouges du Festival de Cannes ».

Pendant 10 jours,  la contestation de la réforme des retraites a été soigneusement tenue à l’écart des fameuses marches du Palais, la CGT a échoué à perturber le déroulé très encadré des projections, et le Festival lui-même se mettait ostensiblement des œillères pour ne pas voir la colère générée, chez les féministes, par le choix de son film d’ouverture. Ce samedi soir, l a sortie tonitruante de Justine Triet, dans son discours de réception de sa Palme d’or, rappelant la « contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites », et élargissant du même élan sa dénonciation d’un « schéma de pouvoir dominateur » au monde du cinéma, a soudainement fait rentrer la société et ses conflits dans une salle où ils ne sont tolérés que sur grand écran, médiatisés par le regard des cinéastes.

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Ce fut l’apothéose d’une soirée de remise des prix prestement menée, et qui a régulièrement tourné à la prise de position politique, que ce soit avec la Turque Merve Dizdar, pour son rôle dans le très beau film de Nuri Bilge Ceylan, Les herbes sèches, où elle interprète une femme indépendante et insoumise, devenue unijambiste probablement suite à la répression policière des mouvements de contestation anti-Erdogan, et qui a dédié son prix à « toutes les femmes qui luttent pour exister dans ce monde et garder espoir », ou, dès le début, avec le soutien affiché par la lauréate d’une autre Palme d’or, celle du court-métrage, la Hongroise Flora Ana Buda, aux étudiants et professeurs de son pays, mais aussi au Festival du Court Métrage de Clermont-Ferrand, victime comme de nombreuses structures culturelles de coupes drastiques dans sa subvention annuelle par la région Auvergne-Rhône-Alpes présidée par Laurent Wauquiez, qui mettent en péril son existence même. Justine Triet encore le racontait dans son discours : sans l’exception culturelle française, en train d’être cassée, dit-elle, par le gouvernement, elle n’aurait jamais reçu cette Palme d’or.

Un très grand film, qui peint l’obscur avec clarté

La voici donc, deux ans seulement après une autre Française, Julia Ducournau, membre d’ailleurs du jury qui lui a décerné la suprême récompense, devenue la troisième femme, dans toute l’histoire du festival, à recevoir la Palme d’or. Dans son discours préliminaire à la remise du trophée, l’actrice Jane Fonda avait beau jeu de rappeler que, la première fois qu’elle était venue à Cannes, en 1963, il n’y avait aucun film signé d’une réalisatrice dans la compétition, et que tout le monde trouvait ça normal, tout en saluant, ça avait été remarqué, la présence 60 ans plus tard de 7 femmes dans la compétition, un record historique qui un jour, espérait-elle, paraîtra tout à fait normal.

Mais il ne faudrait pas, loin s’en faut, ne considérer cette Palme d’or que sous l’angle du choix politique ou de la discrimination positive : Anatomie d’une chute est un très grand film, où Justine Triet a franchi d’un coup une immense marche dans son art. Après, déjà, des portraits échevelés de femmes qui l’étaient tout autant (La Bataille de Solférino, Victoria et Sybil), la cinéaste, 10 ans après ses débuts, atteint dans sa mise en scène une clarté acérée pour raconter une histoire qui restera cependant jusqu’au bout obscure et indécidable. C’est celle d’une écrivaine, jouée avec un génie impassible et troublant par l’actrice allemande Sandra Hüller (doublement honorée ce soir, puisqu’elle est également à l’affiche, dans le rôle de la femme de Rudolf Höss, de The Zone of Interest, de Jonathan Glazer, Grand Prix du Jury), accusée du meurtre de son mari quand on le retrouve la tête en sang au pied de leur chalet savoyard.

De l’enquête policière au procès qui s’ensuit, Anatomie d’une chute est surtout la dissection implacable d’un couple en désagrégation, déséquilibré quand le succès de l’une provoque le ressentiment de l’autre, le tout vu par le regard paradoxal de leur enfant malvoyant (le chien qui le guide dans le film a d’ailleurs reçu la Palme Dog cette année). On l’avait noté au lendemain de sa projection, le film imposait définitivement Justine Triet comme une des plus remarquables cinéastes françaises d’aujourd’hui. C’est une stature mondiale qu’elle a acquise ce soir.

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Récompenser des gestes forts, et visibles

Pour ce qui est du reste du palmarès, faute d’y trouver une ligne claire ou l’expression d’un goût prononcé en terme de cinéma (mais c’est mission quasi impossible, quand le jury est constitué de personnalités fortes, et que son président refuse démocratiquement d’imposer ses choix), on notera qu’y sont récompensés des gestes forts, et visibles. Comme celui du cinéaste anglais Jonathan Glazer, qui pour représenter la Shoah décide de n’en montrer que les marges : la vie quotidienne d’une famille de la petite bourgeoisie allemande dans sa belle villa Bauhaus, ladite famille étant celle du commandant d’Auschwitz Rudol Höss, et ladite maison jouxtant le camp de la mort. Le procédé, fidèle au canon lanzmannienn de la représentation interdite de l’extermination des Juifs d’Europe, finit par trouver ses limites, mais force est de constater que le film a durablement marqué les esprits cette année à Cannes.

L’autre prix majeur, celui de la mise en scène, est plus surprenant, surtout une année où des Nuri Bilge Ceylan, Marco Bellocchio et Alice Rohrwacher (les Italiens, venus en force cette année, sont repartis totalement bredouilles), ou encore Catherine Breillat, de retour en grande forme, avaient fait preuve de puissance et d’invention en la matière. Mais là encore, la quasi performance qui consiste pour le Franco-Vietnamien Tràn Anh Hùng dans La passion de Dodin Bouffant, à filmer dans la longueur la préparation de mets complexes par Benoît Magimel et Juliette Binoche, l’a manifestement emporté sur les improbables séquences fictionnelles qui les enrobent, ses dialogues navrants et didactique de télévision scolaire des années 1960, et son éloge au fond, au-delà de la gastronomie française, de la place idoine pour une femme : littéralement, aux foyers.

Délicatesse, minimalisme et modestie

Le prix du scénario à Yuji Sakamoto pour le Monster d’Hirokazu Kore-eda récompense là encore un geste très apparent, puisque cette histoire d’amour entre deux très jeunes garçons, qui aurait pu être scandaleuse si elle n’était amenée avec autant de délicatesse, est contée selon trois points de vue successifs et contradictoires, selon le fameux effet Rashomon popularisé par le film du même nom d’Akira Kurosawa. Plus minimaliste est la performance du lauréat du prix d’interprétation masculin, un autre Japonais, la star nippone Koji Yakusho, mais il est remarquable justement par la très émouvante retenue avec laquelle il interprète le rôle de nettoyeur de toilettes publiques à Tokyo que lui a confié Wim Wenders dans son retour surprenant à la grâce qu’est Perfect Days. Outre les absents précités, on regrettera que l’immense Aki Kaurismäki, pourtant favori des festivaliers et de la presse internationale pour une Palme d’or qu’il n’a jamais eue, avec son superbe et modeste (trop modeste ?) Les feuilles mortes, ne reparte qu’avec un tout petit prix du jury. Mais dans son humilité, et dans ce qu’il chante dans son film des gens de peu, du précariat et de la nécessité de l’amour pour survivre à la guerre et au néolibéralisme, ça lui va sans doute finalement très bien…

🎬 Le palmarès complet du Festival de Cannes 2023

Palme d'or : Justine Triet pour Anatomie d'une chute ( Affaires culturelles, le Journal du Festival de Cannes)

Grand Prix : Jonathan Glazer pour The Zone of Interest ( Affaire critique, le Journal du Festival de Cannes)

Prix de la mise en scène : Tran Anh Hung pour La passion de Dodin Bouffant ( Affaires culturelles,  Le Journal du Festival de Cannes)

Prix du Jury : Aki Kaurismäki pour Les feuilles mortes ( Le Journal du Festival de Cannes)

Prix du scénario : Sakamoto Yuji pour Monster ( Le Journal du Festival de Cannes)

Prix d’interprétation féminine : Merve Dizdar pour Les herbes sèches ( Affaire critique)

Prix d’interprétation masculine : Koji Yakusho pour Perfect days ( Le Journal du Festival de Cannes)

Caméra d'or : L'arbre aux papillons d'or de Thien An Pham

Palme d'or du court métrage : 27 de Flóra Anna Buda

Palmes d'or d'honneur : Michael Douglas et Harrison Ford

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