Occupation, séquestration, auto-gestion : en 1973, la grève des Lip c'est d'abord "un boulot monumental"

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Occupation, séquestration, auto-gestion : en 1973, la grève des Lip c'est d'abord "un boulot monumental"

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Chez Lip, les frontières entre les catégories de salariés, comme entre les sexes, se réinventeront à la faveur de cette grève-occupation qui rebat les cartes de la démocratie et de la participation, en juin et juillet 1973, à Besançon.
Chez Lip, les frontières entre les catégories de salariés, comme entre les sexes, se réinventeront à la faveur de cette grève-occupation qui rebat les cartes de la démocratie et de la participation, en juin et juillet 1973, à Besançon.
© Getty - Jean-Pierre Rey - Gamma / Rapho

Si Lip est resté un moment emblématique de l'histoire ouvrière, c'est parce qu'à Palente en juin 1973, les salariés ont séquestré la direction et fait tenir près de deux mois l'occupation en confisquant 50 000 montres. Mais aussi parce que la mobilisation reposait sur une vie démocratique intense.

Sans archives, pas d’histoire, et celle de Lip doit énormément à un cadre commercial de l’entreprise horlogère, en poste en juin 1973 lorsque démarre le mouvement d’occupation, et de réappropriation par le personnel de leur outil de travail. C’est à Michel Jeanningros, surnommé "l'archiviste", ce cadre commercial qui avait envisagé d’être séminariste avant de bifurquer chez Lip, que vont d’ailleurs les premiers mots de remerciements du chercheur étatsunien Donald Reid, qui publiait en 2020 L’Affaire Lip (Presses universitaires de Rennes), traduit d’un ouvrage en anglais. Quiconque voudrait raconter à présent cette histoire-là s’en remettra en effet de toute urgence à cette frise que Jeanningros avait entamée, à la fin du printemps 1973, lorsque l’heure était venue de reprendre l’usine aux administrateurs provisoires qui allaient entériner un vaste plan de licenciements.

Les salariés l’avaient découvert au débotté, en mettant la main sur la serviette en cuir qu’un des administrateurs avait eu la mauvaise idée de laisser traîner, un jour de Comité d’entreprise extraordinaire électrique : l’actionnaire majoritaire, le groupe suisse Ebauches SA, qui depuis 1967 détenait 42% du capital de Lip, entendait supprimer un tiers des effectifs d’un coup de crayon sur la feuille (de calcul). Deux pages rédigées à la main, miraculeusement découvertes par les salariés, qui y avaient lu noir sur blanc ces objectifs qu’on essayait de leur dissimuler en jouant la montre : "480, à dégager", "larguer les secteurs annexes", “larguer armement industrie mécanique”. La violence crue d’un plan social à une époque où le secteur horloger, un peu plus de 14 000 personnes en France (contre trois fois moins aujourd’hui), accusait le coup. La colère avait débrayé et dans la foulée, deux administrateurs provisoires avaient été séquestrés ainsi que l’inspecteur du travail.

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Dans les archives de la CGT et celles de la CFDT, on constate que les deux centrales syndicales n'ont pas fait le même usage des photos prises tout au long de la grève productive de 1973, durant l'occupation du site de Palente.
Dans les archives de la CGT et celles de la CFDT, on constate que les deux centrales syndicales n'ont pas fait le même usage des photos prises tout au long de la grève productive de 1973, durant l'occupation du site de Palente.
© Getty - Jean-Pierre Rey / Gamma - Rapho
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Sur le coup de minuit, les salariés du fabricant, pionnier de la montre à quartz, les avaient bien relâchés, mais le symbole avait été si strident qu’aujourd’hui encore, cinquante ans plus tard, c’est cette séquestration qu’on retient, en même temps que l’occupation des locaux à Palente, où Lip avait déménagé dans les années 1960. Un petit siècle avait coulé depuis la fondation de l’entreprise par un certain Lipmann, en 1867, sur la Grande rue, à Besançon. Dans la nuit, les salariés, qui n’avaient pas quitté les lieux, étaient parvenus à exfiltrer en lieu sûr, chez des proches, quelque 50 000 montres. Un trésor mais surtout le nerf de la guerre qui allait tout rendre possible : faisant main basse sur ce stock qu’ils allaient pouvoir vendre pour continuer, des mois durant, à payer les salaires aux acteurs de cette grève exemplaire, en distribuant la paie sous pli dans des hangars à l’écart. Les Lip avaient en fait troqué leurs deux otages humains contre “un otage matériel” comme le résumera plus tard Charles Piaget, le délégué syndical élu malgré lui sur les listes de la CFTC quelques années plus tôt.

Travail militant et grève productive s'entremêlent dans l'histoire de cette occupation, en juin et juillet 1973, à Besançon, chez Lip.
Travail militant et grève productive s'entremêlent dans l'histoire de cette occupation, en juin et juillet 1973, à Besançon, chez Lip.
© Getty - Jean-Pierre Rey / Gamma - Rapho

Chant du cygne, chant du signe

Le charisme de Piaget, qui restera la grande figure d’un conflit emblématique de ces années 1970 de chant du cygne industriel, avait décuplé à mesure que les salariés avaient appris à s’organiser. Car chez Lip, la mobilisation n’avait pas démarré un beau jour de juin 1973, avec cette séquestration née d’une flambée d’indignation. L’année précédente, des groupes de discussion avaient vu le jour, derrière les murs de l’horloger, et une intense participation ouvrière avait cristallisé : on se tenait au courant, on s'éclairait, on chérissait l'information comme autant de munitions. Mais plus tôt déjà, en 1970 par exemple, on retrouve dans la presse nationale des échos de grèves, ou d’occupation… à Lip comme ailleurs en France, dans d’autres usines.

Car si Lip, en juin 1973 et depuis lors, s’est installée dans l’imaginaire collectif comme un exemple d’occupation d’usine, et au passage une histoire de séquestration patronale iconique, le 19 juin 1970, déjà, les ouvriers avaient occupé le site, deux jours durant. Ils réclamaient des augmentations de salaires. Entre-temps, le repreneur qui avait succédé à Fred Lip avait jeté l’éponge, échouant à convaincre les autorités de se porter garantes de la solvabilité de l’entreprise. Le politiste Guillaume Gourgues, dans Pourquoi ont-ils tué Lip ?, une formidable enquête parue en 2018 chez Raisons d’agir, montrera que toute l’histoire de Lip, à partir des années 1960, se noue autour d’un chapelet d’abandons par les pouvoirs publics. Or les salariés, eux, croyaient en l’avenir économique de leur entreprise. C’est ce qu’ils démontreront, plusieurs années durant, jusqu’à définitivement perdre la bataille de l’auto-gestion, en même temps que celle du marché.

L’occupation de 1973, elle, ne durera que deux mois à peine au sens strict du terme : le 14 août au matin, trente-deux compagnies de CRS étaient dépêchées pour évacuer les lieux. Les forces de l’ordre ne quitteront pour finir l’usine qu’en février 1974, c’est dire l’intensité de la confrontation électrique ressentie sur place. Mais parce que c’est en AG, au petit matin du 13 juin, après avoir relâché les deux administrateurs et l’inspecteur du travail, que les salariés avaient validé l’occupation, et que, durant des semaines, une véritable vie démocratique interne se mettra en place, cette occupation reste très importante dans l’histoire ouvrière, parce qu’elle montre une mutation.

1936 : l'occupation devient outil de protestation

L’occupation d’usines, en effet, n’a rien d’une nouveauté, contrairement à une idée reçue sur la rupture symbolique que représenterait la grève des Lip. Si Mai 68, révolution de la parole, a beaucoup contribué à revitaliser cette manière de faire, en la décalant bientôt au fil de la décennie 1970 du côté de locaux symboliques - administrations souvent - la technique de l’occupation est en réalité antérieure au “moment Lip”. C'est notamment ce que décrypte l'historien Antoine Prost, qui rappelle que le mot "occupation" se fixe dans la langue française en 1936 pour évoquer l’idée que des salariés investissent, et neutralisent, leur lieu de travail. Cette année-là, celle des grandes grèves et bientôt, des conquêtes sociales et du Front populaire, avait vu éclore de nombreuses occupations déjà.

Le 13 juin 1936, chez Latécoère à Toulouse, on avait ainsi débrayé et occupé l’usine une nuit jusqu’à obtenir le retour des ouvriers grévistes licenciés après les mobilisations du 1er mai. Au Havre, les ouvriers des filatures de Graville avaient occupé un peu moins de deux mois leur lieu de travail, et ces deux exemples sont loin d’être isolés. A son procès, organisé à Riom, en 1942, pour complaire au maréchal Pétain, Léon Blum s’en souviendra si bien comme d’un moment charnière qu’il citera un article du Figaro, qui écrivait, le 1er septembre 1936, combien “l’explosion sociale” avait pris, cette année-là, des formes radicalement nouvelles. Et le Figaro d’évoquer explicitement l’occupation comme une petite révolution d’alors. D’autres verront le jour, plus tard encore, alors que Mai 68 n’avait pas encore traversé les vies ouvrières, et parfois décalé bien des manières de faire ou d’être : en 1967, du côté de Longwy, on occupait déjà dans le bassin sidérurgique, pour se faire entendre et faire monter les enchères.

Mais ce que montre de façon édifiante le chercheur Etienne Pénissat, avec une série d’entretiens menés trente ans après l’événement, c’est qu’avec Lip, et plus tard d’autres mobilisations ouvrières, l’occupation comme technique de protestation se réinventait, à défaut d’innover pour de bon. En effet, jusque dans les années 1960, nombre d’occupations avaient plutôt eu pour but de protéger la grève, c’est-à-dire d’empêcher l’accès des forces de l’ordre aux locaux, ou encore celui des non-grévistes à l’outil de travail. Il s’agissait bien de paralyser la production. Après 1968, et tout particulièrement chez Lip en 1973, les salariés au contraire vont rompre avec ce symbole de la forteresse ouvrière, et ouvrir l’usine occupée sur l’extérieur. À l’époque, “les Lip”, comme on les appelle dans la presse, utilisent d’ailleurs l’image d’une “maison de verre”. La frise irriguée au fil de l’eau par Michel Jeanningros est d’abord la trace de cette intense activité discursive : chez Lip, on écrit, on dialogue, on produit des textes, des brochures, des fanzines, des témoignages.

Communiquer, dialoguer, faire connaître pour mieux se faire entendre : en juin et juillet 1973, chez Lip, les ouvriers mobilisés veulent faire de l'usine "la maison de verre"
Communiquer, dialoguer, faire connaître pour mieux se faire entendre : en juin et juillet 1973, chez Lip, les ouvriers mobilisés veulent faire de l'usine "la maison de verre"
© Getty - Jean-Pierre Rey / Gamma-Rapho

Des chèques en blanc contre une montre, "n'importe laquelle"

À côté des coupures de presse, abondantes, qui disent l’intérêt de l’extérieur pour ce monde qui se dévoile tandis qu’il se lève, et des courriers reçus des quatre coins de la France, parfois accompagnés d’un chèque en blanc, pour acheter une montre (n’importe quel modèle) en soutien aux ouvriers mobilisés, ce sont toutes ces brochures et cette littérature produite depuis l’intérieur de la grève que Michel Jeanningros a accumulées et préservées pour la postérité, en façonnant sa frise. Désormais conservée aux Archives départementales du Doubs, cette frise qui parfois voyage, à Saint-Brieuc par exemple, en début d’année 2023, à l’occasion d’une exposition sur la grève du Joint français au Musée d’art et d’histoire briochin, vient précisément matérialiser cette dynamique : dès les premières heures, et alors que ses modalités pouvaient être cause de frictions entre syndiqués cégétistes et affiliés à la CFDT, l’occupation était devenue non seulement un outil, mais aussi une source de discours - il fallait expliquer, faire de la pédagogie, éclairer et utiliser médiatiquement cette façon de se révolter. Quitte à ce que le passage par le vote systématique soit parfois chronophage. La série de documents qu’on retrouve sur la “frise Lip” de l’époque en porte la marque : c’est d’abord pour les collègues, à l’intérieur du bâtiment, et au chaud de l’événement, que Michel Jeanningros avait commencé à placarder sur ces rouleaux de papier perforé de chaque côté qu’on appelait “papier listing” quantité de traces de l’épisode en cours… qui elles-mêmes pouvaient faire débat.

Plus tard, Michel Jeanningros racontera que cet instinct d’archiviste lui était venu sur les conseils de Marc-Armand Lallier, l'archevêque de Besançon, qui lui avait soufflé de conserver tout ce qu’il pouvait. Car lui-même, comme Charles Piaget, le délégué syndical, et tant d’autres, avait été biberonné au patronage et à l’ACO, l’Action chrétienne ouvrière. Loin d’avoir rompu les ponts avec ce terreau chrétien social qui irriguait largement la vie associative et ouvrière dans le Doubs une fois que le cadre commercial était “passé de l’autre côté”, comme disait la direction qui l’avait si bien intimidé qu’il s’était syndiqué en catimini, il était au contraire de ceux qui avaient tissé un réseau militant bien particulier, en nouant ensemble catholicisme social et vieille tradition syndicale. Le 15 juin, jour de la grande manifestation qui avait très largement rassemblé, dans les rues de Besançon, en soutien aux Lip, on avait ainsi fini par retrouver l’évêque "rouge" en tête de cortège : c’est Jeanningros qui était allé le chercher et qui l’avait trouvé, tandis qu’il priait, à la cathédrale, avant d’aller battre le pavé sur ces terres historiques du socialisme utopique. À trente ans d’écart, c’est en effet à Besançon qu’étaient nées deux icônes du mouvement ouvrier : Pierre-Joseph Proudhon (“La propriété, c’est le vol”, c’est lui, mais le syndicalisme avant la date, aussi) en 1809, et avant lui, Charles Fourier, en 1772.

Concordance des temps
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C’est à Fourier, le grand philosophe de l'utopie, que font référence bien des articles, en 1973, lors de l’occupation de Lip, bien des journalistes qui évoquent le personnel de l’usine en pleine auto-gestion en “phalanstériens” lorsque le personnel proclamera, devant toute la France qui les regarde : “On fabrique, on vend, on se paye”. Ils réaliseront 1,8 milliard de francs de l’époque de chiffre d’affaires en vendant le fruit de leur travail. Avec du recul, c’est sans doute ce qui frappe le plus, lorsqu’on épluche les témoignages des protagonistes de cette immense mobilisation : l’omniprésence du terme travail, utilisé par les anciens de chez Lip aussi bien pour parler du turbin de cette grève plus productive que jamais, que de l’intensité du travail militant sur le site auto-géré. Lip, en 1973, lorsqu’on retourne l’image et qu’on plonge dans leurs témoignages, reste d’abord dans leurs mots “un boulot monumental”.