“Les Buddenbrook” de Thomas Mann : la chute d’une maison marchande : épisode • 1/3 du podcast Une affaire de familles

Les Buddenbrook, film réalisé par Alfred Weidenmann, 1959 ©Getty - United Archives / Contributeur
Les Buddenbrook, film réalisé par Alfred Weidenmann, 1959 ©Getty - United Archives / Contributeur
Les Buddenbrook, film réalisé par Alfred Weidenmann, 1959 ©Getty - United Archives / Contributeur
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Comment Thomas Mann décrit-il le capitalisme familial marchand dans l’Allemagne du XIXe siècle ? Comment ce modèle, très moralisé, se confronte-t-il au développement et à l’unification du pays ?

Avec
  • Jean-Michel Rey Professeur émérite des universités Paris VIII, département de littérature française
  • Guillaume Garner Maître de conférences en histoire moderne, Ecole normale supérieure Lyon

Les Buddenbrook, sous-titré Le déclin d'une famille, paraît à Berlin en 1901 : c’est l’un des premiers romans de Thomas Mann (1875-1955). Il joue un rôle majeur dans l’obtention en 1929 du Prix Nobel par son auteur, qui n'a que 26 ans lors de sa parution. Mann y décrit la domination morale et commerciale d’une famille, dont l’entreprise se confond avec la structure familiale. La famille est située dans la ville de Lübeck, au nord du pays, dans la région commerciale de la Hanse. Le roman dépeint avec minutie les changements sociaux et économiques de l'époque, ainsi que la décadence et le déclin de la bourgeoisie économique traditionnelle incarnée par les Buddenbrook.

Une économie familiale et morale

L’économie dépeinte par Thomas Mann s’intrique dans la famille : si cette dernière porte la valeur économique de l’entreprise Buddenbrook, inversement, la constitution et la bonne santé de l’entreprise reflète la bonne entente familiale. Par ailleurs, le lien très étroit entre la firme et la famille est emblématique des entreprises allemandes du XIXe siècle. Guillaume Garner nous explique : "Ce lien remonte à la fin du Moyen Âge et se poursuit à l'époque moderne. Il y a un mot en allemand qui désigne bien cette fusion entre ce qui relève de la famille et de l'entreprise, c'est le terme "Haus", la maison. Cela désigne à la fois le bâtiment dans lequel vit la famille, mais aussi le siège de l'entreprise des Buddenbrook qui se trouve au même endroit. La maison désigne également la famille au sens élargie, c'est la maisonnée, c'est un thème très important dans les sciences sociales de la deuxième moitié du XIXe, et Thomas Mann y a été sensible. Enfin, la maison, c'est aussi le négoce, une maison de commerce. Le roman retrace de manière un peu clinique le triple déclin de cette maison : le bâtiment, la famille et l'économie."

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Dans ce contexte, la stratégie de l’entreprise est la stratégie de la famille : les Buddenbrook feront faillite en échouant sur la question du mariage et des successions. Jean-Michel Rey ajoute : "L**e mariage est une négociation préalable dans laquelle les arguments de moralité se mélangent à des arguments commerciaux. Il s'agit de négocier des sentiments et une fortune, et là, la grande ironie de Thomas Mann - il se moque souvent de ces stratégies mesquines de mariage -, c'est de montrer un mariage qui a toutes les apparences de la réussite et qui s'avère assez rapidement être une catastrophe, puisque le gendre Grünlich apparaît comme un escroc. En effet, il va dilapider la dot et il a annoncé ses fiançailles pour des raisons proprement économiques afin de s'attirer la confiance des banquiers. On a donc une réflexion sur ce mélange entre le crédit comme opération financière et le crédit comme opération morale."

Données socio-politiques des Buddenbrook

L'histoire de cette famille bourgeoise du nord de l'Allemagne démarre en 1835, vingt après la naissance de la Confédération germanique qui regroupe 38 principautés. Guillaume Garner précise : "C**ette Confédération est mise en place au lendemain du Congrès de Vienne, elle est en fait relativement souple et très rapidement dominée par le dualisme austro-prussien. Tout une partie des débats politiques va se nouer autour des relations entre l'Autriche et la Prusse et entre  l'hypothèse d'une grande ou d'une petite Allemagne. Dans ce contexte, la ville de Lübeck a retrouvé son indépendance. Elle avait été française pendant quelques années, à la suite de son annexion par Napoléon Ier, et elle retrouve son indépendance et dispose d'un statut de ville libre qu'elle va conserver jusqu'à la fin des années 1860 avec la proclamation de l'Empire et l'unification allemande. À Lübeck, ce sont les marchands qui sont au sommet de la hiérarchie politique et économique de la ville, c'est une sorte de république oligarchique."

Thomas Mann montre bien cette proximité entre pouvoir économique et pouvoir politique. Selon Jean-Michel Rey : "L*'intérêt de ce roman, c'est d'être cantonné à la structure familiale et à cette transmission chaotique qui va conduire à la catastrophe et de montrer, en petit, des mécanismes qui ont une autre importance au niveau de l'économie. Il y a donc une sorte de restriction de l'angle de vue autour de la famille et de ce qui s'échange. Au fond, c'est un grand roman sur l'échange : on échange les femmes, les biens, etc. Il y a chez Thomas Mann cette réflexion qui part d'un point de vue très singulier et en même temps qui décrit une généralité. En cela, c'est bien la démarche des écrivains penseurs."*

Pour aller plus loin

  • Guillaume Garner : État, économie et territoire en Allemagne. L’espace dans le caméralisme et l’économie politique (1740-1820) (EHESS, 2005)
  • Sandrine Kott : L'Allemagne au XIXe siècle (Hachette, 1999)
  • Jürgen Kocka : Histoire du capitalisme (Markus Haller, 2017)
  • Jean-Michel Rey : Histoires d'escrocs - La Banqueroute en famille ou Les Buddenbrook (Editions de l’Olivier, 2014)

Références sonores

  • Extrait du film « "Die Buddenbook" réalisé par Alfred Weidenmann 1959
  • Lecture Les Buddenbrook, cinquième partie, chapitre VII
  • Extrait de la série Dallas, saison 1 épisode 1
  • Lecture, Les Buddenbrook, sixième partie, chapitre VII
  • Extrait du Film Les Buddenbrook, le déclin d’une famille, réalisé par Heinrich Breloer, 2008
  • Extrait de la série France Culture "Les Buddenbrook" Le Désespoir de Thomas et le centenaire de la maison Buddenbrook, 13 mars 1974

Références musicales

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