Croce contre Gentile, l'antifascisme à coups de manifestes

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Croce contre Gentile, l'antifascisme à coups de manifestes

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Dessin satirique montrant la réaction de Gentile à la publication du Manifeste des intellectuels antifascistes écrit par Croce… Dans Il Becco Giallo, mai 1925.
Dessin satirique montrant la réaction de Gentile à la publication du Manifeste des intellectuels antifascistes écrit par Croce… Dans Il Becco Giallo, mai 1925.
© Getty - De agostini picture library

Mussolini au pouvoir, les intellectuels italiens doivent se positionner. Alors que son confrère, Giovanni Gentile, décide de prêter sa plume à l'idéologie fasciste, le philosophe Benedetto Croce sort de sa réserve en publiant "Le Manifeste des intellectuels antifascistes".

"Siamo tutti antifascisti (nous sommes tous antifascistes)". Les journalistes de La Repubblica ne manquent pas de rappeler que, lors des manifestations contre l'extrême droite, c'est en italien que chantent les Français dans les rues. L'une des premières apparitions du terme remonte à 1922. "Un scandale à Nice. La police française traque les antifascistes… pour les livrer aux partisans de Mussolini" titre L'Humanité. Le quotidien dit reprendre une note de police qui emploie le terme de façon péjorative. La même année, l'Internationale communiste fait de l'antifascisme une catégorie politique à part entière. Il s'agit de lutter contre le fascisme qui s'élève en Europe, alors perçu comme "une offensive politique de la bourgeoisie" face à la révolution prolétarienne.

Le contexte politique italien, en particulier, retient l'attention. Après la "marche sur Rome" en octobre 1922 qui mènera Benito Mussolini au pouvoir, l'assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti par des squadristes fascistes — pour avoir dénoncé les fraudes électorales du Parti national fasciste — entraîne une sécession des parlementaires de l'opposition et même la défection de certains conservateurs… C'est dans cette période trouble que les intellectuels italiens vont devoir prendre position. Certains s'exilent, d'autres restent et se déchirent. C'est le cas de Giovanni Gentile et de Benedetto Croce, alors parmi les plus influents philosophes italiens. Croce, conservateur-libéral qui avait initialement soutenu le Duce, va devenir une voix de l'antifascisme en publiant le Manifeste des intellectuels antifascistes, également connu sous le nom d'Antimanifesto.

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Face-à-face avec le fascisme

Depuis l'assassinat de Giacomo Matteotti, les intentions de Mussolini peuvent difficilement rester ignorées. L'objectif est la prise du pouvoir, la fin de la démocratie libérale, la chasse par les milices des opposants, dont certains s'exilent déjà. Jusqu'alors, au-delà des communistes qui crient au loup, on peine à comprendre le fascisme italien, souligne l'historien Jacques Droz dans son Histoire de l'antifascisme en Europe (1923-1939) (La Découverte, 2001). L'opinion, écrit-il, y voit "un chaos protéiforme", un mouvement éphémère qui finira par être pris dans la concurrence des partis.

Mais dès 1923, des intellectuels tentent d'éclairer sur le mouvement porté par Mussolini. C'est le cas de l'historien et journaliste Luigi Salvatorelli qui, dans son Nazionalfascismo, le décrit comme le fait d'une petite bourgeoisie qui se tient "entre le capitalisme et le prolétariat comme un tiers entre deux adversaires", et devient nationaliste et violente dès qu'elle a l'impression que la démocratie cesse de la valoriser au profit d'élites rivales qu'elle créerait. Antonio Gramsci, philosophe et secrétaire du Parti communiste italien à partir de 1924, mettait aussi en garde contre le pouvoir du fascisme à "constituer une organisation de masse de la petite bourgeoisie". Mais, malgré l'émoi suscité par la découverte de la dépouille Matteotti, l'opposition ne parvient ni à s'allier aux libéraux (dont certains, pourtant, commencent timidement à condamner les pratiques du Parti national fasciste), ni à stopper la progression de l'Etat totalitaire et policier à venir.

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Gentile, le fascisme comme nouvelle religion

Dans ce mélange d'inertie et de stupeur, comment un homme comme Benedetto Croce, philosophe conservateur et fondateur du Parti libéral italien qui, en 1922, contribua à ce que le Parti national fasciste obtienne une majorité parlementaire, a-t-il pu être durablement être associé à l'antifascisme ? Parce qu'au-delà d'être l'auteur d'influents traités d'esthétique, il est celui d'un Manifeste : La replica degli intellettuali non fascisti al manifesto di Giovanni Gentile (la réponse des intellectuels non-fascistes), publié dans le journal libéral Il Mondo le 1er mai 1925.

Il ne répond pas à n'importe qui. Quelques jours plus tôt — le 21 avril, jour anniversaire de la Fondation de Rome —, son confrère Giovanni Gentile rédigeait Le manifeste des intellectuels fascistes, publié dans le Popolo d'Italia, le journal du parti fasciste. "En 1925, Mussolini est au pouvoir depuis presque trois ans. Il veut donner une légitimité, un supplément de lustre au gouvernement", explique l'historienne Marie-Anne Matard-Bonucci dans l'émission Les Manifestes qui ont changé le monde. Pour se déprendre de cette image de mouvement anti-culturel et anti-intellectuel, il demande à Gentile, intellectuel reconnu, de faire quelques propositions. En ressort ce "texte long, verbeux à bien des égards, assez filandreux" juge l'historienne. Le titre, dans son entièreté, annonce l'ambition du propos : "C'est le 'Manifeste du fascisme aux intellectuels de tous les pays'. Il y a déjà l'idée de s'adresser au monde, parce qu'on pense qu'il y a dans le fascisme une dimension universelle".

"Le fascisme, à l'origine, était un mouvement politique et moral. Il comprit et défendit la politique comme un terrain d'entraînement à l'abnégation et au sacrifice au nom d'une idée — la patrie — au travers de laquelle l'individu peut trouver sa raison de vivre, sa liberté et tous ses droits. Cette idée de la Patrie comme idéal, qui se réalise historiquement sans jamais s'épuiser. La Patrie comme tradition historique, déterminée et identifiée, de civilisation, mais tradition qui, dans la conscience du citoyen, loin de rester un souvenir mort du passé, devient une personnalité consciente d'un but à mettre en œuvre, tradition, donc, et mission. (...) D'où le caractère religieux du fascisme." Extrait du Manifeste des intellectuels fascistes, Gentile

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Le fascisme italien y est défini comme un mouvement progressiste de conciliation entre l'Etat et les syndicats, justifiant par la même occasion un certain contrôle de la presse et l'action des forces paramilitaires contre les militants socialistes et communistes. Avec ses 250 signataires, le manifeste se veut surtout être une référence sur l'idéologie fasciste, une justification "libérale" des entreprises de Mussolini, lors des élections comme dans la rue. Grâce au Parti national fasciste assure Gentile, "la crise spirituelle italienne" sera "surmontée" par "l'Italie fasciste et fascisée".

"C'est un document qui annonce et explique déjà ce que sera le totalitarisme fasciste, observe Marie-Anne Matard-Bonucci, sur France Culture. En janvier, Mussolini a repris la main et prononcé un discours dans lequel il dit assumer la violence du fascisme. Ce texte arrive trois mois après. Il revendique cette violence. Il la théorise, en donnant au fascisme un caractère religieux. Évidemment, ça ne va pas plaire à l'Église catholique".

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Benedetto Croce, l'appel au "non-fascisme"

Benedetto Croce, dans sa villa, à Capri.
Benedetto Croce, dans sa villa, à Capri.
© Getty - Bettmann

En réaction, le député socialiste Giovanni Amendola, fondateur du journal Il Mondo, figure de l'opposition démocrate-libérale, propose à Benedetto Croce de répliquer. "Cher Croce, avez-vous lu le manifeste fasciste aux intellectuels étrangers ?... Aujourd'hui j'ai rencontré différentes personnes qui pensent, qu'après la déclaration fasciste, nous avons le droit de parler et le devoir de répondre". La riposte est publiée le 1er Mai, jour de la fête des travailleurs.

Le ton reste plutôt conservateur sur le plan politique, mais inquisiteur sur le plan moral. Pour les signataires, il s'agit de prévenir contre les fausses promesses du parti fasciste, ses ingérences. Celui-ci, écrit Croce, franchit "les limites de la fonction qui [lui] est assignée, contamine la politique et la littérature, la politique et la science" et "prône des violences et des brimades déplorables et la suppression de la liberté de la presse". Le philosophe fustige cette nouvelle "religion" fasciste, "chaotique et insaisissable", à laquelle il oppose la foi, vieille de deux siècles, en "l'âme de l'Italie renaissante, de l'Italie moderne", faite "d'aspiration à la justice, d'un sens humain et civique généreux, de zèle pour l'éducation intellectuelle et morale, de souci de liberté, de force et de garantie de tout progrès"...

Au début de ce texte, Croce demande aux signataires du Manifeste fasciste de se souvenir de ce qu'il s'est passé il y a dix ans, en Allemagne. "Il fait allusion à un manifeste allemand qu'on appelle le Manifeste des 93, explique Marie-Anne Matard-Bonucci. En signant ce texte au tout début de la guerre, dès septembre 1914, des intellectuels avaient voulu apporter un démenti à la dénonciation des atrocités commises lors de l'invasion de la Belgique". Un document que plusieurs d'entre eux regretteront amèrement d'avoir signé.

Divers aspects de la pensée contemporaine
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Cette conversation par manifestes interposés marque une rupture dans la vie des deux penseurs italiens ; camarades d'études, hégéliens unis contre le courant positiviste, collègues d'aventure intellectuelle, ils avaient, ensemble, fondé la revue La Critica. Gentile adhère au fascisme mussolinien, au point de se définir comme le "philosophe du fascisme" et, plus tard, de rédiger pour le Duce une grande partie de La Doctrine du fascisme (1932). Tandis que Croce, qui avait pourtant voté au Sénat la confiance au gouvernement de Mussolini en 1922 puis 1924, sort de sa réserve pour manifester son opposition.

Une "opposition tardive et non sans contractions, souligne Jacques Droz. Même à l’époque de l’assassinat de Matteotti, il attend du fascisme un 'renouvellement' du régime libéral, dans le sens d’un renforcement des pouvoirs de l’État et de l’accroissement de l’autorité". Mais cette opposition fut néanmoins entendue. Selon le philosophe socialiste Guido Calogero, contemporain de Croce, son manifeste eut un écho retentissant auprès de la jeune génération antifasciste : "Il y a eu toute une période durant laquelle Croce a été le livre de chevet, la lecture secrète de ce qu’il y avait de meilleur dans la jeunesse italienne. (...) Dans l’esprit de ces jeunes, Croce ouvrait le monde de la liberté".

"Certes, l’opposition de Croce est restée feutrée, souligne Jacques Droz, [mais] force est cependant de reconnaître qu’il a rendu possible le passage difficile entre l’a-fascisme, très développé dans la population italienne, et l’antifascisme, et cela en se présentant en face du régime comme le représentant authentique des véritables traditions culturelles du peuple italien".

Au-delà de cette dispute doctrinaire entre Croce et Gentile (dont se moquera Mussolini lui-même, comme le rappelle sur France Culture le romancier italien Antonio Scurati, auteur d’une saga romanesque sur le Duce), le véritable antifascisme italien se jouera davantage en exil. En France, notamment, où seront créés des mouvements comme Giustizia e Libertà (Justice et Liberté) et la Concentrazione Antifascista Italiana (Concentration antifasciste italienne).

La Chronique d'Aurélien Bellanger
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