"Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" de Chantal Akerman : épisode du podcast Les films qui ont changé le monde

Delphine Seyrig dans le film "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman - Capricci
Delphine Seyrig dans le film "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman - Capricci
Delphine Seyrig dans le film "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman - Capricci
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Élu meilleur film de tous les temps en 2022, "Jeanne Dielman" de Chantal Akerman est un film intimiste de 1976 qui suit sur trois jours le quotidien d'une femme au foyer, mère et veuve, qui se prostitue occasionnellement. Retour sur une oeuvre qui consacre l'espace et le travail domestiques.

Avec
  • Claire Atherton Monteuse, collaboratrice de Chantal Akerman
  • Hélène Fleckinger Maître de conférence en cinéma à Paris VIII
  • Jean-Marc Lalanne Critique de cinéma et rédacteur en chef du magazine Les Inrocks

Jeanne Dielman, film de trois heures et vingt-et-une minutes, sort en 1976, après avoir été présenté à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes. Il a été consacré en 2022 "meilleur film de tous les temps" par la revue britannique Sight & Sound du British Film Institute... jusqu'à passer devant Vertigo d'Alfred Hitchcock ou encore Citizen Kane d'Orson Welles. Si Akerman deviendra par la suite une cinéaste fondamentale, notamment par le nombre de réalisatrices et réalisateurs qu'elle a influencés, et surtout en étant une figure de la modernité post-Nouvelle Vague, elle n'a que 25 ans à l'époque. À l'écran, c'est Delphine Seyrig, icône du cinéma, féministe, et bientôt réalisatrice avec Sois belle et tais-toi. Alors pourquoi Jeanne Dielman a-t-il tapé dans l'œil des critiques ? Quel monde ce film a-t-il changé ?

Quand le lieu fait la femme

Un film construit avec beaucoup de plans larges et fixes, une presqu'unité de lieu, un appartement, une femme et assez peu de dialogues : voilà pour camper en quelques mots la toile de fond de ce film, au long titre à la fois précis et énigmatique, Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, tourné avec une équipe majoritairement féminine, en 1975, et en 35mm ... Selon Jean-Marc Lalanne, le titre est un coup de génie : il dit, et donne une assignation à cette femme. Ce qui la définit, c'est son adresse, c'est son lieu, auquel le personnage est totalement identifié. Elle n'a pas vraiment d'autre identité que son espace domestique :

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"Le film raconte la vie quotidienne d’une ménagère et le fait que figure dès le titre le nom et l’adresse complète donne un effet de réel saisissant. Delphine Seyrig incarne finalement mille Jeanne Dielman. À travers le personnage qu’elle interprète, ce sont toutes les ménagères qui sont d’habitude invisibilisées des écrans. Jusque dans les années 70, il n'y a pas eu d’œuvre narrative aussi centrée sur le personnage d’une femme et sur cette thématique - même si le film excède largement cet enjeu-là - de l’exploitation domestique, du travail ménager - là, c’est elle que l’on suit. La particularité de ce film se situe aussi dans l'espace qu'il donne au spectateur pour faire son travail lui-même. Chantal montre extrêmement précisément les gestes d'une ménagère, mais elle n'essaye pas de démontrer quoi que ce soit." Hélène Fleckinger

Delphine Seyrig dans le film "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman
Delphine Seyrig dans le film "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman
- Capricci

Un regard horizontal

"Je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre du rituel qui attirait Chantal Akerman. (...) Ce que je vois très fortement dans le film et qui a continué après dans tous ses autres films, c’est le regard que Chantal a sur les choses, les gens qu’elle filme. C’est un regard totalement horizontal. Il y a une frontalité : ce n'est pas un regard où elle est plus haut que les personnages, où elle saurait quelque chose que les personnages ne sauraient pas - (...), c’est en ça que le film est politique. Il n'est pas politique là où on l’attend, il est politique dans l’espace qu’il donne et dans la responsabilité qui nous pousse à prendre, chacun d’entre nous, notre place face au monde." Claire Atherton

Plan large
58 min
Delphine Seyrig dans "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman
Delphine Seyrig dans "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman
- Capricci

Une libération pour Delphine Seyrig

"C’est à plusieurs titres miraculeux ce qu’il se passe en 1975 pour Delphine Seyrig, pas seulement avec Jeanne Dielman*, mais aussi avec India Song, ... Jusqu'en 1974 elle n'avait fait que des films tournés par des réalisateurs, à l’exception de* La Musica de Duras. Elle en éprouvait vraiment un manque, elle avait envie de participer à la vision de femmes, à des récits de femmes. Elle va alors enchaîner avec une succession de films de réalisatrices puis en 1975 elle devient elle-même réalisatrice et va assez peu tourner avec des réalisateurs après 1975. Avec le personnage de Dielman, Akerman dépare Seyrig de tous ses atours glamours que les films d’auteur des années 1960 avaient totalement sacralisés ; c'est une forme de libération, qu’elle avait déjà d’une certaine façon accompli une première fois. Elle était d’une origine très grande bourgeoise et elle s'était un peu déprogrammée en faisant du théâtre, en étant une jeune fille au look un peu androgyne. Le cinéma la reconstruit en la réinventant à nouveau comme grande bourgeoise et elle va s’en libérer une seconde fois grâce à Jeanne Dielman." Jean-Marc Lalanne

Toute une vie
58 min

Pour en parler

  • Claire Atherton, monteuse des films suivants de Chantal Akerman
  • Hélène Fleckinger, maîtresse de conférences au département d’études cinématographiques et audiovisuelles de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, actuellement en délégation auprès du CNRS au Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité
  • Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des Inrockuptibles, auteur de Delphine Seyrig, en constructions (Capricci, 2023)

Pour aller plus loin

  • Le top 100 de la revue Sight & Sound qui a placé en 2022 Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles en première place, par La Cinetek
  • Le film est ressorti en salles par Capricci
  • Delphine Seyrig, en constructions, de Jean-Marc Lalanne (Capricci, 2023)
  • A lire aussi : un entretien autour des coulisses du film avec Hélène Fleckinger

Références sonores

Les après-midi de France Culture*, émission diffusée le 05/09/1975

Par les temps qui courent*, émission diffusée sur France Culture le 18/11/2021

  • Le Cinéma des cinéastes, émission diffusée le 01/02/1976
  • Le Bon plaisir, émission diffusée le 21/09/1991

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