Comment l'homme est-il devenu obsolète ? : épisode • 2/5 du podcast Avoir raison avec... Günther Anders

Fabrique de réacteurs nucléaires, Le Creusot, 1973. ©AFP - ERIC FEFERBERG / AFP
Fabrique de réacteurs nucléaires, Le Creusot, 1973. ©AFP - ERIC FEFERBERG / AFP
Fabrique de réacteurs nucléaires, Le Creusot, 1973. ©AFP - ERIC FEFERBERG / AFP
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L'homme est-il à la hauteur des techniques qu'il produit ? Et l'obsolescence pouvait s'étendre à l'homme, que resterait-il de notre monde ?

Avec
  • Édouard Jolly Chercheur en théorie des conflits armés et philosophie de la guerre à l'IRSEM
  • Rareș Badescu Philosophe

C’est une philosophie de la technique qui constitue le fil rouge de la pensée de Günther Anders. Ses réflexions sur la bombe atomique, centrales dans sa vie et dans son oeuvre, en sont la conséquence. Au coeur de cette pensée, un grand oeuvre, L’Obsolescence de l’homme, dont le premier tome a paru en 1956 et le second en 1980, et deux grands concepts, le décalage et la honte prométhéens.

Comment penser la technique alors que ses effets, comme moyens, dépassent ses fins et ce que nous pouvons nous en représenter ? Et comment penser la technique alors que son omniprésence s’immisce dans la moindre de nos actions et nos pensées ? Ces interrogations, ce sont aussi les nôtres et c’est bien la raison pour laquelle Günther Anders s’impose comme un penseur incontournable pour saisir la condition qui est la nôtre aujourd’hui. Eclairage avec nos invités Edouard Jolly, chercheur en théorie des conflits armés et philosophie de la guerre, et Rareș Badescu, chercheur en philosophie.

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Qu'est-ce que le "décalage prométhéen" ?

"Pour Günther Anders, le décalage prométhéen désigne un écart, une discrépance ou encore une chute entre notre capacité de produire et notre capacité de représenter, qui reste malheureusement limitée. Nous ne pouvons donc pas nous représenter ce que nous sommes capables de faire dans la pratique. Il s’agit pour ainsi dire d’un décalage entre la théorie et la pratique. La bombe nucléaire en est le paradigme : nous sommes capables de causer des destructions qu'il nous est impossible de nous représenter." Edouard Jolly

Rompre avec Heidegger pour penser la technique

"Anders, qui était l'élève de Heidegger, publie en 1948 un texte acide qui s’appelle « Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger ». Dans ce texte, il reproche à Heidegger de pas prendre en compte le caractère productif de la technique et de n'utiliser que des exemples obsolètes. En somme, Heidegger ne parle que du cordonnier de province alors que l’on produit déjà des chars. Anders retient toutefois de sa lecture d'Être et temps le fait de traiter la technique comme un système d’outils." Rareș Badescu

Qu'est-ce que l'obsolescence ?

"L’obsolescence peut être définie à partir de la conception marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange. Quand on est obsolète, on n'a plus de valeur d’usage, on ne parvient plus à démontrer notre utilité sociale, on ne sert plus à rien. On a encore éventuellement une valeur d’échange, une valeur esthétique. On peut donc entendre l'obsolescence comme une antiquité qui serait vendue dans un magasin et qu'on achèterait par nostalgie. C'est là qu'Anders utilise les exemples les plus durs comme les chômeurs ou les rebuts. Derrière cette pensée de la technique, il y a une critique sociale : notre politique est conditionnée par notre rapport technique au monde.Edouard Jolly

Quand c'est l'homme lui-même qui devient obsolète

"Aux yeux d’Anders, chaque révolution industrielle agit comme une accentuation de l’obsolescence, elle-même accentuation du décalage. La première révolution industrielle est marquée par la production de produits. L’homme devient obsolète parce qu’il produit moins que les machines qu’il a lui-même créées : c'est une obsolescence par rapport à la production. La seconde révolution industrielle est marquée par la production de besoins. L’homme ne peut plus consommer tous les produits qu’il a lui-même produit et doit donc créer des besoins : c’est une obsolescence par rapport à la consommation. Dans la troisième révolution industrielle, on produit des cadavres, de la destruction. L’homme peut alors être amené à complètement disparaître." Rareș Badescu

Pour en parler :

Rares Badescu est doctorant en philosophie à l’Ecole Doctorale Sociétés, Espaces, Pratiques, Temps et son travail porte notamment sur la philosophie du décalage chez Günther Anders.

Edouard Jolly est chercheur en théorie des conflits armés et philosophie de la guerre à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire et docteur en philosophie. Il est notamment l'auteur de  Günther Anders, une politique de la technique paru en 2017 chez Michalon et de  Etranger au monde. Essai sur la première philosophie de Günther Anders, paru en 2019 chez Classiques Garnier.

Références sonores :

  • Archive d'une interview de Günther Anders pour la radio autrichienne datant du 07 août 1985
  • Lecture par Jules Barbier de Günther Anders, extraits du journal de Californie dans “Sur la honte prométhéenne” in L’obsolescence de l’homme (1), Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, trad. Christophe David, éd. Ivrea, 2002

Pour aller plus loin :

Remerciements :

Nous tenons à remercier chaleureusement notre invité Rares Badescu pour avoir déniché des archives de Günther Anders jusqu'alors inédites aux archives de Vienne et Gerhard Oberschlick pour nous avoir autorisé à les diffuser. Un grand merci également à Joséphine Betzer, stagiaire chargée d'édition numérique, pour son aide précieuse.

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