La philosophie est-elle un “vrai” métier ?

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La philosophie est-elle un “vrai” métier ?

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Jean-Paul Sartre à une terrasse de café, en 1966
Jean-Paul Sartre à une terrasse de café, en 1966
© Getty - Dominique BERRETTY/Gamma-Rapho

C'est une bonne situation ça, philosophe ? Si les penseurs contemporains semblent vivre de leur travail philosophique, que nous dit la philosophie elle-même du lien qu'elle entretient avec la notion de métier ?

Dans sa chronique estivale " Le 'vrai' métier des philosophes”, Nassim El Kabli nous révélait les dessous prosaïques du quotidien des philosophes. Comment ? Ces grandes figures de penseurs, que l’on s’imaginait comme de purs esprits éloignés de la vulgaire matière, se frotteraient donc eux aussi à la banalité des corps ? Eh oui, il faut bien gagner son pain, car la philosophie, aussi belle soit-elle, pâtit de son inutilité collective… Ou pas ?

L'usage des guillemets dans le titre de l'émission le suggère d'ailleurs : depuis le XXe siècle, le nombre accru de philosophes gagnant leur vie par l’exercice de leur pratique semble mettre en évidence un phénomène de professionnalisation de la discipline philosophique. Un fait qui lui vaut d’ailleurs l’accusation des économistes les plus méfiants de constituer en douce une pyramide de Ponzi… Bref, philosopher semble être devenu un “vrai” métier, qui ne nécessite plus que les "amoureux de la sagesse" s'alimentent par le biais d'un travail annexe. Mais que faut-il en penser philosophiquement ? La philosophie est-elle réellement compatible avec le savoir-faire, le salaire et l'utilité qui caractérisent la notion de "métier" ? Nous le savons bien, vous n'en dormez plus la nuit : alors, découvrez sans plus attendre une proposition de réponse à ces questions qui divisent plus que jamais.

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Philosopher n’est pas métier : la liberté contre l'aliénation

Pour commencer, quel était donc le rapport que les grands penseurs de la philosophie entretenaient au travail, et plus spécifiquement à l'activité de métier ? Sans surprise, les œuvres philosophiques elles-mêmes ont bien entretenu une opposition stricte entre philosophie et savoir-faire de métier, justifiant celle-ci par le socle notionnel de la liberté et l'aliénation.

Si les clichés sur les philosophes ont la vie dure, c’est sûrement parce que les philosophes eux-mêmes les ont un jour théorisés. Ainsi, l’image commune du philosophe ascète, qui choisit volontairement de ne pas prendre part à la vie sociale de la cité nous vient-elle principalement de Diogène, roi des cyniques. C’est à l’écart des biens matériels, loin de l’argent que l’homme peut ne pas se corrompre et demeurer libre. Célèbre pour ce que l'on caractériserait aujourd'hui d'anticonformisme, voire d'anarchisme, Diogène vivait dans un tonneau et gagnait son pain en mendiant. Bien sûr, on se souvient surtout de lui pour son caractère bien trempé, et pour sa fameuse punchline, adressée à la silhouette quelque peu gênante d'Alexandre le Grand : "Ôte-toi de mon soleil !" Encore une preuve du désintérêt profond de Diogène pour les conventions, et de son souci de préserver un périmètre illimité à sa propre liberté.

Mais le cynisme, qui cherche à tout prix (et préférablement quand il n’y en a pas) l’indépendance de l’individu, n’est pas la seule pensée qui pose l'indépendance stricte de la philosophie sur toutes les autres occupations humaines.  Aristote, lui-même, distingue dans son Éthique à Nicomaque le travail de l’action (praxis) : si la seconde est ce qu’il y a de plus noble en l’homme, en ce qu’elle implique une délibération morale orientée par sa condition d’être social, le premier est de l’ordre de la technique et, à terme, de l’automatisme. Ainsi, l’homme ou la femme de métier, l’artisan pour Aristote, réalise une technique aux règles bien définies qui ne mobilise pas sa liberté : et effectivement, lorsque les premiers moments de l'apprentissage sont passés, on travaille souvent sans besoin de réfléchir à chacune des actions que l'on pose (et c'est d'ailleurs un gage d'efficacité) !

S’il est difficile de trouver quoi que ce soit de très valorisant dans le travail, la philosophie et l’action qu’elle soutient étroitement méritent bien tout l’intérêt qu'on lui porte. Héritant de cette perspective, Hannah Arendt invite à voir le travail comme un mal nécessaire à tous, qui satisfait les besoins vitaux et se distingue donc par son utilité et son caractère éphémère : le travail est toujours à nouveau essentiel, et jamais ne dure. A contrario, la philosophie constitue selon elle le propre de la “vita contemplativa”, qui contredit strictement l’utilité pour lui préférer, comme son nom l’indique, la contemplation de la vérité dans une forme d'éternité. Bien sûr, si la philosophie n’est pas un métier en tant que tel, elle ne contrarie pas nécessairement l’exercice d’une profession (même pas du tout : pour pouvoir philosopher, il faut des besoins vitaux satisfaits). Et Hannah Arendt en sera un exemple vivant, en sa qualité de journaliste !

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9 min

La revalorisation de la notion de métier

De manière tout à fait intéressante, le métier, ce savoir-faire gratifié par un salaire, a connu une véritable revalorisation depuis le 19e siècle. Le système occidental, passé par la révolution capitaliste, fonctionne sur le mode du métier globalisé : chacun - sauf s'il est pourvu d'un héritage assez conséquent pour l'entretenir - se doit de travailler pour vivre. Ainsi, on a vu l'aristocratie de l'Ancien Régime depuis la Révolution et l'abolition des privilèges adopter progressivement le mode de vie de la bourgeoisie. Dans ce contexte, la pratique du métier est devenue paradoxalement gage de liberté pour beaucoup : avoir de l'argent, c'est certes satisfaire des besoins vitaux, mais c'est aussi être en capacité de satisfaire ses désirs en s'achetant tel objet, telle maison, tel vêtement. Plus visiblement, et peut-être moins superficiellement, l'accession des femmes au salariat a été un objet de lutte pour le féminisme du 20e siècle, défendant la valeur d'indépendance portée par l'exercice du métier et du salaire qui l'accompagne nécessairement : en gagnant sa vie, une femme ne dépend plus de son mari.  Karl Marx exprime cette revalorisation de la notion de travail et du métier dans le champ de la philosophie, en en faisant non seulement un objet d'étude, mais aussi en le présentant dans le rôle fondamental qu'il joue dans l'existence humaine : le travail, nous dit-il, "est la condition générale des échanges matériels entre l'homme et la nature".

La philosophie elle-même n'échappe pas à cette globalisation du métier : ce qui était d'abord une perspective à la croisée des champs académiques s'est vu devenir une véritable discipline indépendante et codifiée, possédant son propre corpus. On voit alors des spécialistes de philosophie apparaître, qui ont peu de ressemblances avec l'approche d'un Descartes ou encore d'un Aristote, pour qui la réflexion philosophique permettait de soutenir une science de la nature. Cette disciplinarisation a facilité l'inscription de la philosophie dans l'impératif de production de richesses, propre à la période. Loin de s'en offusquer, Martin Mongin, professeur de philosophie, partage dans son article de 2007 "Réflexions sur le métier de philosophe", son enthousiasme face à cette entrée de la philosophie dans le monde professionnel, reprochant à ses détracteurs d'avoir réduit le sens même de la pratique philosophique à celui d'une recherche de vérité beaucoup trop théorique, qui mépriserait les affaires de la vie active. De fait, étymologiquement, "philo-sophia" ne signifie pas uniquement "l'amour de la sagesse", nous explique-t-il. Le terme peut aussi être compris, suivant l'équivocité du terme "sophia", comme l'amour de la "ruse", de l'"habilité" ou encore de la "compétence"... Donc la philosophie peut aussi être entendue comme une forme de savoir-faire pratique : "La sophia, c’est alors une certaine aptitude reconnue, validée par une instance supérieure. Un certain 'savoir en action' qui satisfait à des critères d’évaluation et que l’on peut réactualiser sans cesse en fonction des besoins extérieurs."

Ainsi, il semblerait que, plutôt que d'être exclue du champ du métier, la philosophie puisse être finalement comprise comme le prérequis à toutes les professions. Elle constituerait en cela le premier des métiers, la première pierre à l'édifice de la liberté humaine, bâti par l'effort du travail. Un beau retournement de perspective !

Une technique utile... qui refuse l'utilité ?

Certes, le fait que les philosophes perçoivent ainsi un salaire par l'enseignement ou l'exercice de l'esprit critique est une bonne nouvelle, puisque cette rémunération constitue une reconnaissance de l'utilité de la discipline philosophique. Toutefois, il n'est pas certain que tout le monde s'accorde sur le sens donné à la notion d'utilité, et c'est bien là que le bât blesse. Si Martin Mongin y voit surtout un savoir-faire positif, peut-être faudrait-il, pour comprendre l'enjeu fondamental de la philosophie, y voir un "anti savoir-faire" ou plutôt un savoir-faire négatif, qui consiste à ne jamais se reposer sur des acquis sans faire preuve d'esprit critique.

Si d'aucuns tentent d'accuser l'enseignement de la philosophie à l'école de représenter une forme de conditionnement qui cherche avant tout à servir les intérêts collectifs d'un État ou d'une idéologie, rappelons que la nature même de l'exercice philosophique consiste précisément à former des élèves à ne pas se laisser avoir. En effet, le centre névralgique de la philosophie, avant de se résumer à un corpus d'auteurs canoniques, c'est surtout l'exercice de la dialectique. Et les dialogues socratiques nous le montrent bien : philosopher, c'est d'abord dialoguer avec soi-même, soulever les limites de ses propres opinions et donc se mettre à la place d'autrui.

Fondamentalement démocratique, l'exercice philosophique semble contrarier toute notion de hiérarchie pour privilégier un échange entre des interlocuteurs égalitaires, régis par le principe souverain de l'écoute et de l'honnêteté intellectuelle. Et cette idée semble aussi contredire la hiérarchie qui existe entre un maître et son élève ! Socrate, certes, est connu comme le "maître" suprême de l'art de la maïeutique : la philosophie est “l’art d’accoucher les esprits”, et ce faisant, Socrate semble posséder un savoir-faire philosophique à transmettre. Pourtant, cet “art” est une transmission négative, puisque le mot d’ordre consiste précisément à savoir que l’on ne sait rien. L’art du dialogue socratique consiste ainsi principalement à se questionner collectivement, et toujours de bonne foi, quitte à accepter que l’échange se conclue sur l’aporie.

À lire aussi : Qui est donc Socrate ?
Statue de Socrate

L'anti-métier de philosophe : une bonne situation !

Quitte à choquer les yeux les plus optimistes, affirmons-le haut et fort : la philosophie voit certes la vérité comme un horizon, mais elle ne considère jamais son atteinte comme assurée. Autrement dit, plutôt que de voir la vérité comme le cœur de la philosophie, c'est peut-être avant tout la "recherche" qui primerait sur le reste. Voilà donc une méthode qui se suffit à elle-même et qui refuse de trouver son intérêt dans l'accomplissement d'un objectif pré-déterminé ! Là où le marteau remplit sa fonction - enfoncer le clou -, l'utilité de la philosophie, quant à elle, ne peut être saisie sur ce modèle instrumental de compréhension : voilà toute la différence entre le métier d'ébéniste et la posture philosophique.

Aussi, si la philosophie n'est pas tant un ensemble de connaissances certaines qu'une méthode pour questionner celles-ci, il va sans dire qu'être philosophe, c'est bien davantage une posture qu'un métier. Alors quid des professeurs, des chercheurs de philosophie ? La réponse est toute trouvée : le philosophe possède un métier en sa qualité d'enseignant, de chercheur, d'écrivain, mais non pas en tant que philosophe ! Et c'est peut-être en cela que la discipline philosophique, pour reprendre les mots de Jeanne Hersch, "reste cependant plus nécessaire que jamais pour préserver au moins le 'vide' indispensable à la plénitude de la liberté".