Réchauffement de la Méditerranée : des effets en cascade

L'embarcadère de la station marine d'Endoume à Marseille. ©Radio France - François Chagnaud
L'embarcadère de la station marine d'Endoume à Marseille. ©Radio France - François Chagnaud
L'embarcadère de la station marine d'Endoume à Marseille. ©Radio France - François Chagnaud
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Mortalité massive des coraux, invasion par des espèces tropicales, disparition de secteurs entiers de pêche. Le réchauffement climatique et les canicules marines ravagent la Méditerranée. Une catastrophe écologique et économique.

Avec
  • Jean-Pierre Gattuso Directeur de recherche au CNRS, à l’université Pierre et Marie Curie et à l’Observatoire de Villefranche-sur-Mer.

La Méditerranée est au bord de l'ébullition. Les eaux de la Grande Bleue ont connu le 25 juillet 2023 leur plus haute température médiane jamais enregistrée. Après analyse des données satellites de l'observatoire européen Copernicus, les chercheurs de l'Institut des sciences de la mer (ICM) de Barcelone ont annoncé une température médiane quotidienne de la surface de la mer de 28,71°C. Le précédent record de 28,25 degrés datait du 23 août 2003. Entre la Sicile et Naples, la température de l'eau a excédé 30°C, soit 4 degrés de plus que la normale.

Des gorgones dans un aquarium du Biodiversarium de Banyuls-sur-Mer.
Des gorgones dans un aquarium du Biodiversarium de Banyuls-sur-Mer.
© Radio France - François Chagnaud

"On a vu la multiplication, l'augmentation de leur intensité et de la fréquence de ce qu'on appelle les canicules, ou vagues de chaleur sous-marines", confirme Pierre Chevaldonné. Au sein de la station marine d'Endoume à Marseille, ce chercheur au CNRS, membre de l'unité de recherche de l'Institut méditerranéen de la biodiversité et de l'écologie marine et continentale (IMBE) se trouve aux premières loges pour en constater les effets immédiats : 
"les premières espèces qu'on a vu être affectées par des épisodes de mortalité et de maladie sont de grandes espèces structurantes comme les gorgones, de grandes éponges, et toutes sortes de coraux qui donnent un paysage en trois dimensions sous l'eau. Ce sont des habitats pour d'autres espèces. On les appelle espèces-ingénieures, car elles ont un rôle très important dans les écosystèmes."

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Après ces vagues de chaleur, ces grands rameaux pourpres dépérissent. "C'est un peu comme se promener dans une forêt de pins après un incendie, poursuit Pierre Chevaldonné. On voit cette forêt animale, dont il ne reste plus que les squelettes. Dans un deuxième temps, lorsque ces squelettes s'effondrent, il ne reste plus que la roche nue."

"C'est un élément de ces écosystèmes qui disparaît"

La vague de chaleur de la fin de l'été 2022 a décimé une famille d'éponges composée d'une douzaine d'espèces. Les équipes de la station marine d'Endoume ont constaté des taux de mortalité de près de 100 % jusqu'à 20 mètres de profondeur. Certaines de ces espèces ont la capacité de régénérer leur population d'une année sur l'autre à partir d'individus vivant dans les eaux plus profondes et plus froides. Un mécanisme rendu impossible par ces canicules sous-marines trop fréquentes.

"C'est un élément de ces écosystèmes qui disparaît, qui n'est plus disponible pour servir d'abri à de nombreux organismes, ni pour servir de nourriture à d'autres. Les éponges ont la capacité de filtrer l'eau. Si vous diminuez la quantité de filtreurs, vous modifiez de manière drastique les conditions de vie dans l'écosystème", abonde Pierre Chevaldonné.

Lors des canicules de 2015-2019 en Méditerranée, une cinquantaine d'espèces (coraux, gorgones, oursins, mollusques, bivalves, posidonies, etc.) ont ainsi connu des mortalités massives entre la surface et 45 mètres de fond, selon une étude publiée en juillet 2022 dans la revue Global Change Biology. Au-delà de ces conséquences immédiatement visibles, le réchauffement de la Méditerranée provoque une cascade vertigineuse d'effets indirects.

Disparition de la pêche à la sardine

À Sète, jusqu'à la fin des années 2000, les 32 chalutiers du plus grand port de pêche méditerranéen débarquent environ 4000 tonnes de sardines chaque année. Un "or bleu" qui représente deux tiers de leur chiffre d'affaires. Mais au tournant des années 2010, les populations de sardines s'effondrent. Dans les chaluts, les poissons sont trop jeunes, trop petits et trop maigres pour être vendus aux conserveries et sur les marchés.

L'effondrement est brutal : de 32 chalutiers au début du millénaire, il n'en reste que huit en 2011. Les derniers survivants modifient leurs équipements pour pêcher le loup et la daurade. Les autres amènent leurs bateaux à la casse contre une subvention de l'État, seul moyen de rembourser les investissements de plusieurs millions d'euros.

L'Ifremer et les professionnels de la mer mènent l'enquête dès 2012 au sein du projet EcoPelGol pour comprendre les raisons de cet effondrement de la taille des sardines. "Nous avons écarté les hypothèses de surpêche, de prédation par les super-prédateurs, de maladies potentielles", retrace Jean-Marc Fromentin, chercheur à l'Ifremer de Sète : "ça ne pouvait donc venir que de sa nourriture".

Un thonnier sur le port de Sète.
Un thonnier sur le port de Sète.
© Radio France - François Chagnaud

Le réchauffement de l'eau, la modification des courants sous-marins et la diminution des apports en nitrates et phosphates par le Rhône ont entraîné une diminution de la taille et des populations de plancton. "Suite à une série de réglementations qui ont dépollué le Rhône, la principale masse d'eau qui se déverse en Méditerranée, le fleuve était moins chargé de pollutions organiques et nutriments. C'est une bonne nouvelle pour les lagunes et la bande côtière qui était très eutrophisée en Méditerranée. Mais cela a eu un impact sur la production planctonique de toute la zone", détaille Jean-Marc Fromentin. "Il y a moins de plancton, et surtout ce plancton est de plus petite taille".

Une nouvelle étude (MONALISA) menée par l'Ifremer en collaboration avec l'Association Méditerranéenne des Organisations de Producteurs pêcheurs (Amop) d'octobre 2016 à octobre 2019 permet alors de comprendre que les sardines dépensent deux fois plus d'énergie pour se nourrir de ce plancton de plus petite taille. "Ça ne va probablement pas se renverser avant 2100. Sauf si l'Homme prend des actions fortes dès maintenant pour limiter drastiquement le réchauffement climatique. Il y a peu de chances que cela se produise", conclut-il.

Jusqu'à 75 % de captures de pêche en moins avant la fin du siècle

Le changement climatique va bouleverser l'économie de la pêche en Méditerranée, une industrie à 3 milliards de dollars. Avec le réchauffement des eaux, les populations de poissons migrent vers les eaux plus froides du nord, jusqu'à finir dans le cul-de-sac du golfe du Lion. Une étude réunissant des chercheurs du laboratoire ECOSEAS, du Laboratoire d'Océanographie de Villefranche et du Centre scientifique de Monaco (CSM) prévoit des baisses de −20 à −75 % pour les captures au chalut pélagique et à la senne, de −50 à −75 % pour les filets fixes et les casiers et dépassent −75 % pour le chalut de fond d'ici à la fin du siècle. Certaines espèces emblématiques, comme le loup et la dorade royale pourraient voir leurs captures diminuer de 40 %, en moyenne sur l’ensemble de la Méditerranée.

Les pays du sud du bassin méditerranéen, comme la Tunisie et la Libye sont les plus vulnérables à ces changements. "Ils pêchent non seulement pour exporter, mais surtout pour se nourrir, c'est une question de subsistance et de sécurité alimentaire", précise Nathalie Hilmi, économiste au CSM et co-autrice d'une autre étude sur la vulnérabilité des pays du bassin méditerranéen à ces changements. "Il y a une question de justice climatique, ces pays sont déjà touchés par de nombreux problèmes en termes de santé publique, d'accès à l'eau, d'agriculture".

Opportunité pour l'aquaculture

L'aquaculture fait partie des solutions à l'étude, et soutenues par l'État français. Le projet Fishness, développé au sein de la station Ifremer de Palavas-les-Flots par l'unité mixte de recherche Marbec (IRD, Ifremer, Université de Montpellier, CNRS), cherche à déterminer quelle population de bar (atlantique, est-méditerranéenne, ouest-méditerranéenne) résiste le mieux aux changements d'environnementaux : hausse de température, oxygénation moindre, résistance virale. L'enjeu est de taille : 250 000 tonnes de ce poisson à haute valeur commerciale sortent chaque année des fermes piscicoles européennes.

François Allal, chercheur à l’Ifremer, devant les cuves du projet ANR Fishness
François Allal, chercheur à l’Ifremer, devant les cuves du projet ANR Fishness
© Radio France - François Chagnaud

Les résultats préliminaires de ce vaste programme de recherche démontrent la capacité d'adaptation des bars de l'Atlantique à des eaux de plus en plus chaudes : les spécimens y grandissent plus rapidement que dans leur environnement natif, au large de Brest. "Les bars de l'Atlantique profitent beaucoup plus de ce delta de température que leurs congénères", confirme François Allal, chercheur en génétique et génomique aquacole à la station expérimentale de Palavas. "C'est une souche très intéressante pour profiter de l'augmentation de la température et pourrait être une opportunité intéressante pour l'aquaculture comme les populations sauvages. Nos recherches intéressent beaucoup les industriels", conclut-il.

Invasion exotique

Les espèces locales à haute valeur commerciale comme le bar ou la daurade ne sont pas les seules à prospérer dans cette Méditerranée de plus en plus chaude. Un millier d'espèces exotiques, dont une cinquantaine jugée invasive, y ont élu domicile en une quarantaine d'années.

La rascasse volante, poisson carnivore, vorace et venimeux originaire du Pacifique, a profité de l'élargissement du canal de Suez pour conquérir et infester les eaux égyptiennes, chypriotes et grecques.  Le poisson-lapin, véritable tondeuse des mers, rase en ce moment les forêts d’algues sous-marines jusqu’en Sicile.

Pour le moment, ces deux poissons ravageurs épargnent les eaux encore trop froides de nos côtes françaises. Mais un autre fléau, le crabe bleu, dévaste depuis quelques années les fragiles lagunes du nord de l’Italie, de la Catalogne, du Roussillon et du Languedoc.

Un crabe bleu de l'étang de l'Or serre une anguille dans sa pince.
Un crabe bleu de l'étang de l'Or serre une anguille dans sa pince.
© Radio France - François Chagnaud

Aussi destructeur…

"C'est une espèce qui vient du nord-est des États-Unis, qui vit dans des eaux dessalées comme les lagunes ou les estuaires", retrace le spécialiste Pascal Romans, biologiste marin à l'Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer (Sorbonne Université). Les larves de Callinectes sapidus ont traversé l'Atlantique dans les ballasts des navires. "Un premier individu avait été repéré pour la première fois au début du 20e siècle dans la Manche. On en a vu dans l'étang de Berre dans les années soixante. C'est depuis quelques années qu'il commence à faire des ravages et s'est véritablement installé chez nous."

Ce crabe de grande taille, capable de parcourir 15km à la nage chaque jour, redoutable prédateur omnivore a exterminé toute autre forme de vie (algues, mollusques, poissons) dans l'étang de Canet-Saint-Nazaire en 2022. "On a vu arriver ces crabes en 2017, quelques individus, puis quelques dizaines en 2018, jusqu'à en capturer 14 tonnes dans l'étang de Canet en 2022. Le problème qu'il n'a pas de prédateur ni les parasites qui régulent sa population dans son habitat d'origine", poursuit Pascal Romans.

Barthélémy Maho, pêcheur sur l'étang de l'Or (Hérault) relève des nasses à anguille.
Barthélémy Maho, pêcheur sur l'étang de l'Or (Hérault) relève des nasses à anguille.
© Radio France - François Chagnaud

Les raisons de sa prolifération sont multiples, détaille le biologiste marin : "cette lagune était déjà fortement endommagée par les activités humaines. L'augmentation de la température de l'eau et son acidification, par des effets cascade, impactent des espèces qui pourraient habituellement réguler la croissance de l'espèce en se nourrissant des larves par exemple. En disparaissant, les espèces autochtones peuvent laisser le champ libre à des espèces plus souples, plus adaptables comme le crabe bleu. Il peut vivre dans une eau à 37°C."

Une catastrophe pour les pêcheurs de la lagune. Les anguilles disparaissent, leurs filets sont détruits par les pinces puissantes du crabe bleu. Une perte impossible à compenser. S'il est très apprécié en Amérique du Nord - 58 000 tonnes sont pêchées chaque année -, les consommateurs européens ne s'y intéressent pas. Pour aider les pêcheurs et financer les études sur l'envahisseur, l'État et la région Occitanie débloquent alors 400 000 euros.

Si aujourd'hui, le crabe bleu a quasiment disparu des étangs du Languedoc et du Roussillon, il se développe à vitesse grand V dans la lagune corse de Biguglia (Haute-Corse). Le gouvernement italien a débloqué 2,9 millions d'euros pour faire face à ce que le ministre de l'Agriculture Francesco Lollobrigida a présenté comme une "situation critique". Cet argent est destiné à fournir "des incitations économiques" à ceux qui pêchent et se débarrassent des crabes bleus, qui se multiplient de manière "dangereuse" et menacent les élevages de palourdes et de moules des lagunes de la côte adriatique. Un premier conteneur rempli de 15 tonnes de crustacés est parti en direction de la Floride au mois d'août.

...que délicieux

Pour résister à l'envahisseur, les gouvernements italiens et espagnols incitent les consommateurs à le mettre dans leur assiette. Les Américains connaissent bien ses qualités gustatives, indiquées jusque dans son nom scientifique, Callinectes sapidus : sapide, autrement dit plein de saveurs.

Depuis les cuisines de La Balette, restaurant étoilé niché sur les hauteurs de Collioure (Pyrénées-Orientales), Laurent Lemal met à l'honneur la chair fine et légèrement sucrée de cette espèce invasive. En entrée, le chef nordiste propose un émietté de crabe bleu et moules au kabossu agrémenté d'une rosace de courgettes, de dés de hareng fumé et d'un jus vert.

Emietté de crabe bleu et moules, kabossu, rosace de courgette, hareng fumé et jus vert du chef étoilé Laurent Lemal dans son restaurant La Balette, à Collioure.
Emietté de crabe bleu et moules, kabossu, rosace de courgette, hareng fumé et jus vert du chef étoilé Laurent Lemal dans son restaurant La Balette, à Collioure.
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