Refus d'obtempérer

Le doigt sur la gachette ©Getty - Douglas Sacha
Le doigt sur la gachette ©Getty - Douglas Sacha
Le doigt sur la gachette ©Getty - Douglas Sacha
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Victime et proche de victime, Toufik et Amalia racontent leur vie brisée par les balles de la police. En cause : un “refus d'obtempérer.” Un récit signé Rémi Dybowski Douat.

La mort de Nahel M., tué lors d’un contrôle de police à Nanterre en juin dernier, n’est pas un événement isolé. En 2022, l’IGPN recensait treize morts provoquées par des tirs de policiers sur des véhicules en mouvement. Parmi eux, Jean-Paul. Sa compagne témoigne.

Amalia : “Je pourrais commencer à faire mon deuil quand ce procès va passer”

Nous sommes le 26 mars 2022, aux alentours de 12 h, quand Amalia reçoit un appel : une amie lui demande en urgence le groupe sanguin de Jean-Paul, son compagnon. Avec sa belle-mère, elles se ruent aux urgences. Les secours restent très flous, prétextent l’accident. Une seule certitude : “Son pronostic vital est engagé."

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Quelques heures plus tard, Amalia apprend la mort de Jean-Paul des suites de ses blessures par balles, tirées par la police : “Je me suis avancée. Je sais que j'ai fait un, deux ou trois pas vers la voiture et je suis tombée. À ses enfants âgés de 3 et 5 ans, elle ne sait que dire : “Je me demandais comment faire pour leur annoncer ça, leur faire comprendre”. Aux funérailles, sa petite s’agite : “Elle disait à tout le monde : 'Papa, il dort, faut pas le réveiller'. Mon fils le fixait sans jamais baisser la tête. Il le fixait. Ça me faisait mal au cœur."

Amalia, à son domicile de Sevran, septembre 2023
Amalia, à son domicile de Sevran, septembre 2023
- Rémi Dybowski-Douat

Le flou entourant les circonstances de l’altercation entre Jean-Paul et les forces de l’ordre est savamment entretenu par ces derniers : “J'entends 'tir accidentel', j'entends que la vie du policier était menacée, qu'il a eu peur, le réflexe de tirer. Il y a eu beaucoup de choses fausses. Au fur et à mesure de l'enquête, on se rend compte qu'il n'y avait pas de danger pour le policier."

De son compagnon défunt, elle se souvient : “Jean-Paul, c'était quelqu'un qui rigolait tout le temps. Il avait toujours le sourire, toujours la pêche. C'était vraiment un bosseur. Il n'avait pas peur de travailler." Amalia n’a désormais plus d’épaule sur laquelle se reposer et des factures à régler, seule : “Financièrement parlant, c'est devenu très dur." Sa vie est brisée : “Depuis le 26 mars où il est décédé, une partie de moi est partie avec Jean-Paul dans la tombe”. Lui reste la rage : “Je vis avec la colère et la haine. Je repense souvent à ce policier. J'ai une haine envers lui parce que je me dis que lui, il vit, il est avec sa femme, avec ses enfants s'il en a”, et la soif de justice : “Il y a toujours cette attente de procès, cette attente de justice qui me travaille. Je pourrais commencer à faire mon deuil quand ce procès va passer."

La Question du jour
8 min

Toufik : “Deux balles pour rien, et toute ma vie, handicapé”

Résidant depuis huit ans à Grenoble, Toufik est mécanicien. Le 23 juin dernier, vers 21 h, il sort tester un scooter dont il achève tout juste la réparation. Il roule “une centaine de mètres”, très doucement, casqué et ganté, sur la piste cyclable. “Je sais que c'est une faute, mais c'est la seule”. Soudain, il se fait gazer et entend “shoote-le, shoote-le”. Rapidement, il sent une douleur dans sa jambe, aperçoit le sang qui en coule, tombe. Ses dernières sensations sont celles d’une jambe sur son torse et d’un calibre pointé sur la tête. Il se réveille à l'hôpital après cinq jours de coma. “Une chance”. Après des semaines à l’hôpital, on le laisse “comme un chien devant la porte”. Sans son travail non déclaré, il se retrouve complètement démuni et vit grâce au soutien de collègues et d’associations.

Son pied reste immobile et le désespoir le gagne : “Deux balles pour rien, et toute ma vie, handicapé”. Toufik raconte sa solitude, trainée des journées entières au parc, et son immense détresse : “J’ai pensé au suicide, direct, plutôt que finir ma vie, handicapé. C'est pour ça que le psychiatre m'a donné des calmants pour dormir le soir”. Encouragé par un avocat, il a déposé plainte, sans trop y croire.

  • Reportage : Rémi Dybowski Douat
  • Réalisation : Emmanuel Geoffroy

Pour aller plus loin :

À lire :
L’État hors-la-loi. Logique des violences policières, Arié Alimi (Ed. La Découverte, 2023)
Quinze personnes ont été tuées en France après des refus d’obtempérer depuis début 2022 : où en sont les enquêtes ?, Le Monde, 5 juillet 2023.
Sur l’affaire Jean-Paul à Sevran, la journaliste Pascale Pascariello a publié une série d’articles sur Médiapart, qui montre comment la thèse de la légitime défense avancée par les forces de l’ordre a rapidement été mise à mal.
Sur l’affaire Toufik à Grenoble, plus de détails sur cet article de France Info.

À voir :

"Refus d'obtempérer : un permis de tuer pour les policiers ?" , BLAST, 18 octobre 2022

Merci à Amalia, Toufik, Pierre Brunisso, Arié Alimi, Emmanuel Decombard.

Musique de fin : Coastline par Liu feat. Hollow Coves (2016)

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