Fatiguées de lutter

"J'étais à bout de forces" ©Getty - invizbk
"J'étais à bout de forces" ©Getty - invizbk
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Mathilde et Adèle se sont engagées, mais ont fini par craquer. Coût émotionnel de la lutte, violence, fatalisme, solitude, frénésie de l'urgence, divergences au sein des cercles militants : elles se confient au micro de Timothée de Rauglaudre.

Mathilde, ex-bénévole à Calais

Mathilde a fait de la défense des droits humains son combat. Ses études de droit terminées, elle cherche un engagement concret, “conséquent et significatif” alors, elle prend un bus pour Calais et rejoint une équipe de bénévoles chargée de l'accompagnement des migrants les plus vulnérables.

La découverte de  leur extrême détresse est d’une violence inouïe : ”C'était la première fois que j'étais amenée à traiter avec des gens dans un état de souffrance tel qu'ils avaient complètement perdu contact avec le réel”. L’omniprésence de la mort la plonge dans une fébrilité perpétuelle, dont elle ne prend conscience que bien plus tard, à force de temps et de travail : ”J'ai passé dix mois à avoir vraiment peur que les gens meurent, soient blessés grièvement ou victimes de violences policières très importantes. OK, j'ai le droit d'avoir souffert”.

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À réécouter : Calais et ses bénévoles
Les Pieds sur terre

Face à l’horreur, elle manque de soutien de la part d’autres bénévoles tout aussi exténués qu’elle, dont elle dénonce l’attitude “viriliste” parfois “toxique” consistant à relativiser et à délégitimer systématiquement son épuisement. À la violence, la fatigue et la solitude, il faut ajouter le découragement et le fatalisme. Ses efforts lui paraissent dérisoires, sa lutte vaine : “alors que je m’en contentais au début, j’ai fini par être frustrée de n’agir qu’à l’échelle micro et pas vraiment sur la structure des choses. J’en ai eu ras-le-bol d'amener des bols de soupe ou de distribuer des chaussettes propres. On peut continuer des millénaires comme ça”.

Elle rentre alors à Paris, complètement vidée : “J'étais anéantie. Je n'arrivais pas à me lever ni à suivre ce que disaient les gens ou à me concentrer. J'étais vraiment complètement dépassée. Ç'a été vraiment épouvantable”. Patiemment, elle sort de la dépression et apprend à ”dépasser cette culpabilité de ne plus être en train de sauver des vies au quotidien” et s'autorise à faire des choses qui lui font “juste plaisir sans changer la face du monde”. Elle a repris le travail et s’est retirée des projets militants dont elle faisait partie. “Voilà, je le vis à peu près bien”.

Adèle, ex-colleuse

Adèle a grandi “à Versailles, dans une famille catholique traditionaliste” : autrement dit, très loin du militantisme féministe. C’est son histoire personnelle qui lui en indique le chemin.

J'ai porté plainte pour viol et vécu beaucoup de violences sexistes. Je voulais m'engager pour que ça n'arrive plus à d'autres femmes”. C’est au sein du collectif  #NousToutes qu’elle s’initie au collage auprès de l’ex-Femen Marguerite Stern. Cette pratique clandestine, qui permet d’envahir l’espace public de slogans, de faire descendre le combat dans la rue, induit de se tenir constamment en alerte. Elle fait aussi des colleuses les réceptacles des insultes des uns ou des confidences traumatiques des autres. La personnification de la lutte en alourdit la charge émotionnelle.

Adèle confie sa vulnérabilité, décrit un engagement à vif : J'ai mis mes tripes dans mon engagement. J'y suis allé à fond et j'ai mis aussi un peu de mon histoire dans certains collages […] Quand on s'investit à partir de sa propre histoire, surtout quand ce sont des épisodes traumatiques, c'est très lourd à porter. Ça nous rappelle ce qu'on a vécu et que d'autres personnes subissent la même chose que nous”.

Peut-être aurait-elle pu supporter ce poids grâce à la force du collectif, mais  il se disloque brutalement après une série de tweets violemment transphobes de Marguerite Stern, qui provoque son éviction du mouvement. Les luttes intestines qui en découlent font basculer le groupe dans la défiance et la délation : “il y a eu une espèce de chasse aux traîtres. C'était un peu du flicage permanent”. Lasse, Alice se retire de toutes les conversations dont elle faisait partie, sans un mot. Si elle lui a appris à “avoir le courage de ses idées”, son expérience militante lui laisse un goût amer : “les organisations qui mettent en avant le fait d'être une ‘safe place’ tombent dans les mêmes travers que les autres”.

  • Reportage : Timothée de Rauglaudre
  • Réalisation : Vincent Abouchar
  • Mixage : Audrey Guellil

Merci à Mathilde et Adèle, ainsi qu'à Louis Witter.

Pour aller plus loin

" Je suis féministe, et je suis épuisée" : une colleuse raconte son burn-out militant, Madmoizelle, 3 fév.2021 
L'usure de l'engagement. Burn-out militant, Socialter, 13 oct. 2020
" Le 'burn-out' militant. Réflexions pour ne pas être consumé par le feu militant", Mouvements, 2023/1 (n° 113), p. 156-164. “ Les pathologies du militantisme ”, La vie des idées, 13 avr. 2021

Musique de fin : CooCool par Roisin Murphy - Album Hit Parade (2023)

L'équipe

  • Production
  • Zoé Couppé
    Attaché(e) de production
  • Hortense Martin
    Stagiaire
  • Timothée de Rauglaudre
    Production déléguée
  • Réalisation