Un capitalisme moral à la française : épisode • 3/3 du podcast Les mirages de la philanthropie

Journée d'ouverture au public du bâtiment de la Fondation Louis Vuitton au Bois de Boulogne à Paris, France, le 27 octobre 2014 ©Getty - Chesnot / Contributeur
Journée d'ouverture au public du bâtiment de la Fondation Louis Vuitton au Bois de Boulogne à Paris, France, le 27 octobre 2014 ©Getty - Chesnot / Contributeur
Journée d'ouverture au public du bâtiment de la Fondation Louis Vuitton au Bois de Boulogne à Paris, France, le 27 octobre 2014 ©Getty - Chesnot / Contributeur
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Alors que la philanthropie est l’outil privilégié des grandes fortunes pour participer au “bien commun”, dans quelle mesure ce mécanisme contribue-t-il à la reproduction des inégalités ?

Avec
  • Nicolas Duvoux Professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA-LabTop), spécialiste des questions de pauvreté, d’inégalités sociales et des politiques publiques
  • Anne Bory maîtresse de conférences à l’Université de Lilles, chercheuse au Clersé (Le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques ) et membre de l'Institut Universitaire de France

Le XXIe siècle voit émerger de nombreux nouveaux acteurs de la philanthropie à l’échelle mondiale. Issues pour beaucoup de la révolution numérique, les grandes fortunes se réalisent en tant que mécènes à la tête de fondations gigantesques, dont la capacité d’action peut parfois rivaliser avec certains États. La fondation Bill et Melinda Gates, du co-fondateur de Windows, s’illustre notamment avec une dotation d’un peu plus de 50 milliards de dollars en 2022, en finançant des programmes de santés (lutte contre le VIH, la malnutrition et le paludisme) et d’éducation à travers le monde.

Émergence d’un nouvel acteur du bien commun, témoin de l’accroissement des inégalités

L’annonce le 4 septembre 2023 par Bernard Arnault (l'homme le plus riche de France, deuxième fortune mondiale) d’un don de 10 millions d’euros aux Restos du cœur est perçue comme un miroir grossissant des inégalités qui tiraillent aujourd’hui la France, Nicolas Duvoux explique "ce don a suscité une certaine crispation, car cela met au jour des mécanismes et des relations d'hybridation entre les acteurs privés et les acteurs publics. Cela a joué un rôle de révélateur dans l'opinion du fait qu'il y a des acteurs privés qui contribuent à définir des choix publics. Par ailleurs, ce don émane d'un nom qui est porteur de symboles et cela cristallise aussi des critiques, il y a le sentiment que l'État se défausse, alors qu'il s'agit de questions d'urgence sociale, en l'occurrence d'aide alimentaire. Or le sujet est de savoir s'il s'agit d'une des prérogatives indiscutables de l'État que d'assurer la subsistance des citoyens. Ce sont aussi des dons très visibles et médiatisés, qui cachent la réalité des phénomènes et leur caractère davantage structurel" ; Anne Bory ajoute "cela visible également que l'évolution des inégalités, fait que des individus sont en mesure de mettre sur la table des montants du même ordre que certaines sommes engagées par l'État, et cela peut heurter. Par ailleurs, un des sujets de débat autour de la philanthropie, c'est son articulation avec l'État providence, en fait, il y a un éventail assez large de relations possibles. Aujourd'hui, si une association présente une demande de financement aux pouvoirs publics faisant apparaître un soutien philanthropique d'une fondation familiale ou d'une fondation d'entreprise, cela apparaît comme un signe positif. Par ailleurs, se pose la question de l'indépendance de l'action publique vis-à-vis des décisions privées".

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Devenir philanthrope : la bourgeoisie entre sincérité et rationalisation

L’analyse de la subjectivité des philanthropes est nécessaire pour comprendre plus en profondeur l’ambivalence des pratiques philanthropiques contemporaines. Selon Anne Bory "celles-ci partagent des points communs avec le paternalisme industriel classique : protection de l’ordre social, réputation élitaire, distinction et intérêts économiques s’entremêlaient déjà au siècle précédent. Comme le disait Henri Hatzfeld, cela oblige à envisager concomitamment la « convergence d’une générosité qui peut être sincère et d’un sens fort averti des intérêts patronaux » et des intérêts familiaux si on parle des philanthropes individuels. Par ailleurs, quand on est positionné tout en haut de l'espace social, on a intérêt à ce que l'ordre social soit maintenu". Nicolas Duvoux complète "dans les motivations des philanthropes, on voit parfois une volonté de rassembler ce qui a été sa vie professionnelle, sa vie économique et des valeurs, qui ont été transmises ou que l'on porte. La philanthropie permet de réunifier des valeurs pour des causes, qui peuvent être aussi des expériences personnelles. Il y a beaucoup de fondations qui sont créées parce qu'il y a dans l'environnement familial telle ou telle maladie ou handicap et cela éveille un intérêt ou une sensibilité à une cause spécifique qui va être doté et faire l'objet d'un engagement".

Pour aller plus loin

  • Nicolas Duvoux : L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine (Puf, 2023)
  • " Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien. La sincérité, une norme au cœur de la philanthropie familiale contemporaine", par Anne Bory, n° 131 de la revue Genèses, juin 2023
  • Peter Frumkin, Anne-Claire Pache et Arthur Gautier : Vers une philanthropie stratégique (Odile Jacob, 2020)
Cultures Monde
58 min

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