Tapis roulant, ce rêve en bleu

Les débuts du tapis roulant sont loin d’être linéaires, au cours du XIXe siècle, plusieurs inventions utilisent le concept de déroulement sans fin, aussi bien dans l’agriculture et l’industrie que dans les loisirs. En 1913, alors que le secteur automobile américain est en recherche constante de gain de productivité, Henry Ford, capitaine d’industrie, a l’idée d'appliquer cette innovation à sa chaîne de production. Ce n’est plus l’ouvrier qui va vers le travail, mais le travail qui vient vers l’ouvrier.

Les prémices du tapis roulant au XIXe siècle

Si de multiples utilisations du tapis roulant essaiment à l’aube du XXe siècle, le véritable renouveau industriel est lancé par l’agro-industrie. Au début des années 1900, les visiteurs se bousculent pour observer l’organisation extraordinaire des abattoirs de Chicago, Yves Pagès nous explique "derrière les vitres prévues à cet effet, les journalistes, patrons et hommes politiques observent les dépouilles porcines, suspendue à des crochets, défiler à la queue leu leu. Ce mouvement des cadavres permettait une répartition du travail en poste fixe. Il s'agit d'une chaîne de dépeçage ou d'une ligne de désassemblage, et c'est un ancêtre réel du séquençage gestuel. C'est la seule référence qu'Henri Ford mentionnera par la suite pour dire qu'il va avoir l'idée de la chaîne d'assemblage, non pas avec des rails aériens ou des ponts roulants, mais avec le convoyeur à tapis roulant. Ce travail dans les abattoirs décrit par Upton Sinclair était l'un des plus infernaux de l'expansion capitalistique au XIXe siècle".

Le tapis roulant dans les usines automobiles

Alors que la démarche de Taylor avait pour but de parvenir à contrôler le corps de l'ouvrier, et d'éradiquer le moindre temps mort par le chronométrage des tâches, l'entreprise de Ford consiste à tenter de contrôler l’intégralité des flux au sein de l’usine, grâce notamment aux réseaux de convoyeurs au sol (nom industriel donné au tapis roulant) et suspendus. Nicolas Hatzfeld précise "ce que Ford doit résoudre c'est la logique d'assemblage. Désassembler, comme le font les abattoirs, c'est relativement simple, mais pour assembler une voiture, il faut synchroniser du complexe. Ford et l'industrie automobile dans son sillage doivent relever le défi de produire du très compliqué à la chaîne, il s'agit d’arriver à pourvoir les bonnes pièces au bon moment, cela nécessite un effort de coordination conséquent. Par ailleurs, Ford et ses ingénieurs vont développer l'idée de la standardisation des pièces".

Par ailleurs, alors que Lénine, Trotsky puis Statline adoubent tour à tour une “gestion capitalistique du travail”, il devient impossible de critiquer frontalement ce nouveau mode de rationalisation que représente le travail à la chaîne, Yves Pagès ajoute "cela met en évidence la fausse conflictualité entre le capitalisme d'Etat soviétique et le capitalisme libéral américain. De la fin des années 1910 jusqu'aux années 50, le mouvement ouvrier et les forces syndicales postuleront que l'organisation du travail à la chaîne est l'apanage des ingénieurs et cela n'appartient pas à ce qui ne peut pas être contesté"

Pour aller plus loin

• Yves Pagès : Les chaînes sans fin. Histoire illustrée du tapis roulant (Zones, 2023)
• sous la direction de Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna : Les enquêtes ouvrières dans l'Europe contemporaine (La Découverte, 2019)
• Upton Sinclair : La jungle (Le Livre de Poche, 2013)

Références sonores

• Un jeune ouvrier de Peugeot en 1975 dans le film documentaire Avec le sang des autres, réalisé par Bruno Muel
• Reportage  Une journée à la régie nationale des usines Renault, années 1950
• Extrait du film L'établi, réalisé par Mathias Gokalp 2023
• Lecture extrait de La jungle, Upton Sinclair, 1906
• Lecture Discours de Trotsky de février 1926, paru en 1927 dans Novity Mir

Références musicales

• Les tapis roulants, par Herbert Pagani
• Mistakes, par Muylike