Le Nobel de littérature 2023 à Jon Fosse pour une œuvre qui donne "la parole à l'indicible"

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Le Nobel de littérature 2023 à Jon Fosse pour une œuvre qui donne "la parole à l'indicible"

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L'écrivain norvégien Jon Fosse, prix Nobel de littérature 2023.
L'écrivain norvégien Jon Fosse, prix Nobel de littérature 2023.
© Getty - Boris Roessler

L'écrivain norvégien Jon Fosse a reçu le prix Nobel de littérature 2023. Une récompense qui célèbre des "pièces et une prose innovantes qui donnent une voix à l'indicible". Il est l'un des dramaturges les plus joués à travers le monde.

Après avoir récompensé l'an dernier la Française Annie Ernaux pour  "le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle", et le romancier d'origine tanzanienne vivant au Royaume-Uni Abdulrazak Gurnah en 2021, l'Académie suédoise a décerné le prix Nobel de littérature 2023 au Norvégien Jon Fosse.

Depuis 1901, le prix célèbre une autrice ou un auteur dont l'œuvre fait "preuve d'un puissant idéal", selon les mots testamentaires d'Alfred Nobel. Ce jeudi 5 octobre 2023, Jon Fosse a été récompensé "pour ses pièces de théâtre et sa prose novatrices qui ont donné une voix à l'indicible", citant notamment sa Septologie, un roman en sept chapitres et trois volumes publié en 2021, dont le premier tome vient d'être traduit aux éditions Christian Bourgois. À l'annonce, l'intéressé âgé de 64 ans roulait en voiture près Bergen, sur la côte ouest de la Norvège. Il s'est dit "surpris"... "mais pas trop" ! Son nom circulait déjà depuis quelques automnes. "Je me suis prudemment préparé au fait que cela pourrait se produire ces dix dernières années, a-t-il expliqué. Mais croyez-moi, je ne m'attendais pas à avoir le prix aujourd'hui, même s'il y avait une chance."

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L'Académie distingue ainsi une "immense œuvre écrite en norvégien nynorsk", laquelle couvre une variété de genres et se compose de pièces de théâtre, de romans, de recueils de poésie, d’essais, de livres pour enfants et de traductions. "S’il est aujourd’hui l’un des dramaturges les plus joués au monde, souligne le jury, il est également de plus en plus reconnu pour sa prose". Ils saluent la puissance hypnotique et musicale de celle-ci. Jon Fosse, né en 1959 à Haugesund, devient le quatrième auteur norvégien à recevoir la prestigieuse récompense après Bjørnstjerne Bjørnson (1903), Knut Pedersen Hamsun (1920) et Sigrid Undset (1928).

Sur les docks
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Écrivain du silence

Jon Fosse publie son premier texte Raudt, Svart (Rouge, Noir) en 1983, à seulement 23 ans. L'histoire d'un jeune homme qui règle ses comptes avec le piétisme dans un récit à la ponctuation imprévisible où les points de vue s'alternent - un style qui deviendra sa marque de fabrique. Viendront une quinzaine d’écrits en prose : Guitare fermée (1985), La Remise à bateaux (1989) ou Plomb et eau (1992)… Son dernier coup de maître, Septologien (2021) traite de la rencontre d'un artiste avec une autre version de lui-même. Un monologue qui s'étend sur près de 1250 pages et "progresse apparemment sans fin et sans interruption de phrase, tout en étant formellement maintenu par des répétitions, des thèmes récurrents sur une durée fixe de sept jours. Chacune de ses parties s'ouvre par la même phrase et se termine par la même prière à Dieu", décrit Anders Olsson, président du comité Nobel.

Pour Jean Mattern, le directeur éditorial de Christian Bourgois (un de ses éditeurs), "C'est un auteur avec une voix très singulière, qui apporte vraiment quelque chose dans le paysage de la littérature européenne".

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"Son écriture procède par répétition, ressassement. Il creuse, il approfondit. On est entraîné par un rythme très puissant. C'est assez hypnotisant comme expérience de lecture. C'est une musique qui se déploie pour le lecteur. Il suffit de se couler dans cette musique, de se laisser happer par ce flux de conscience."

Mais c'est le théâtre qui le rendra mondialement célèbre. En 1994, sa première pièce, Et jamais nous ne serons séparés, est publiée et mise en scène. Depuis, le Norvégien signe une ou deux pièces par an, parmi lesquelles Et la nuit chante (1997), Les Chiens morts (2004), Les Jours s’en vont (2005) ou encore Je suis le vent (2007). Finalement, on lui compte près d'une trentaine d’œuvres théâtrales, traduites dans plus de quarante langues, représentées partout en Europe et montées par de fameux metteurs en scène tels que  Patrice Chéreau Thomas Ostermeier ou  Claude Régy qui a introduit l’œuvre théâtrale de Jon Fosse en France avec la mise en scène de Quelqu’un va venir, prix international Ibsen en 2010. "Le style de Claude Régy porte [la lecture de mes pièces] vers l'universel, vers un théâtre presque philosophique, métaphysique, expliquait  Jon Fosse au Monde en 2003. Il n'est pas le seul à travailler dans cette optique, mais ce qu'il fait ne ressemble à rien d'autre".

Pour son traducteur, le spécialiste des langues scandinaves Jean-Baptiste Coursaud, Jon Fosse "n'est pas difficile à traduire. Tout est dans le rythme, dans la répétition, donc quand est-ce que je place la virgule ?"

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"Le néo-norvégien est une langue très simple, à l'image de son peuple, à l'image de son auteur aussi. Et ce n'est pas un hasard si Jon écrit en "nynorsk" (langue de l'ouest de la Norvège dont il est originaire). En norvégien, vous pouvez dire les choses très simplement sans être simpliste et c'est aussi une des caractéristiques de la langue de Jon Fosse."

Je déballe ma bibliothèque
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Enfant des fjords, Jon Fosse rend hommage à cette région battue par les éléments naturels en conservant et sublimant son idiome, le nynorsk, "nouveau norvégien". S'émancipant des règles classiques, il fait fi de l'intrigue et a recours à une langue dépouillée, mais musicale par son rythme et les étonnants silences de ses personnages qu'il sait faire entendre. "Ce sont des voix. Je n'écris pas de personnages au sens traditionnel du terme, confiait-il au Monde en 2003. J'écris de l'humain". Par son amour du théâtre, son style minimaliste et ses personnages aux résonnances métaphysiques, Jon Fosse dit se retrouver dans l'œuvre du grand  Samuel Beckett, "un peintre pour le théâtre plutôt qu'un véritable auteur", selon lui. Mais c'est une autre parenté qu'on lui trouve plus souvent, plus nordique, avec le dramaturge norvégien  Henrik Ibsen.

Par les temps qui courent
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Pour un prix littéraire plus politique, voire géopolitique

Marquée par des accusations pour agressions sexuelles à l'encontre de Jean-Claude Arnault qui ont entraîné le report du prix Nobel de littérature 2018, ainsi que par des critiques récurrentes mettant en cause des choix trop masculins et européens, l'Académie suédoise avait annoncé s'être engagée à renouveler ses critères ainsi que les membres de son comité. "Nous avions une perspective eurocentrée de la littérature, désormais nous regardons dans le monde entier", confiait Anders Olsson, à l'automne 2019, le "mérite littéraire" restant "le critère absolu et unique", avait-il soin de réaffirmer  au magazine américain The New Republic, en 2021. Depuis la création du prix, seules 17 femmes ont obtenu le prix littéraire sur un total de 119 lauréats, 96 sont des Européens ou des Nord-Américains. "Ces dernières années, il y a une plus grande conscience autour du fait qu'on ne peut pas rester dans une perspective eurocentrée, qu'il faut plus d'égalité, que le prix reflète son époque", assure à l'AFP Carin Franzén, professeure de littérature à l'université de Stockholm.

Cette année, les parieurs misaient sur un choix plus géopolitique. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, on évoquait le nom de l'opposante russe au Kremlin,  Lioudmila Oulitskaïa, avec ses romans décrits comme steinbeckiens, pour montrer que "la littérature reste libre face à la politique" avançait Lisa Irenius, cheffe du service culturel du quotidien suédois Svenska Dagbladet. D'autres prédisaient la récompense au Britannique  Salman Rushdie, victime d'un grave attentat en août 2022, figure de la "liberté d'expression" selon Björn Wiman, du journal suédois Dagens Nyheter.

Le Journal de la philo