Coup double pour "Triste tigre", de Neige Sinno : prix Femina et Goncourt des lycéens 2023

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Coup double pour "Triste tigre", de Neige Sinno : prix Femina et Goncourt des lycéens 2023

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L'écrivaine Neige Sinno, autrice de "Triste Tigre" (éditions P.O.L.), le 23 septembre 2023
L'écrivaine Neige Sinno, autrice de "Triste Tigre" (éditions P.O.L.), le 23 septembre 2023
© AFP - Joël Saget

Dans "Triste tigre" (éditions P.O.L), Neige Sinno raconte l'inceste dont elle a été victime enfant, violée par son beau-père alors qu'elle n'avait que sept ans, jusqu'à son adolescence. Ce livre qui n’est ni un roman ni véritablement un récit a remporté le Femina puis le Goncourt des lycéens.

Petit frère du Goncourt des adultes, le Goncourt des lycéens a donc sacré ce jeudi 23 novembre Triste tigre, soit un choix issu d'une cinquantaine de lycées de la France entière. Un prix très prescripteur en termes de ventes qui peut représenter certaines années plusieurs centaines de milliers d'exemplaires vendus et permet à quelque 2 000 élèves de la seconde au BTS de découvrir la littérature contemporaine et de promouvoir le goût de la lecture dans leurs établissements.

Par neuf voix sur 12 au premier tour, Triste tigre avait déjà conquis le 6 novembre le jury du prix Femina. Un premier grand prix pour le livre de Neige Sinno, de 288 pages, paru mi-août aux  éditions P.O.L, avec une version audio lue par l'autrice également disponible dans la collection "Écouter lire" de Gallimard.

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À 46 ans, Neige Sinno, originaire des Hautes-Alpes et installée au Mexique depuis plusieurs années, est la plus nommée pour les prix littéraires d’automne et est considérée comme l’une des révélations de cette année. Jusqu’à présent, elle a essentiellement écrit des essais littéraires et deux romans de fiction. Son dernier ouvrage a déjà été diffusé à quelque 80 000 exemplaires.

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Finaliste de nombreux prix littéraires cette année

Favorite pour le Femina et déjà lauréate des prix littéraires du Monde et des Inrocks, Neige Sinno figurait aussi parmi les finalistes du prix Décembre (décroché par Kevin Lambert pour Que notre joie demeure la semaine dernière) et est finaliste pour les prix Goncourt et Médicis, qui seront décernés cette semaine également. Mais pour lesquels elle a désormais peu de chance de l’emporter, la tradition voulant - en tout cas pour le prix Goncourt - que l’auteur ou l’autrice n’ait pas remporté de prix majeur auparavant. Comme le disait le président de l'Académie Goncourt Didier Decoin en 2021: "Si on donne deux prix à un seul livre, cela ne fait qu'un livre dans la vitrine", sans que cela soit une règle puisqu'il y a eu des précédents en 1995 et 1997, par exemple. Didier Decoin, qui confiait  en septembre dernier dans une interview au Figaro adorer le livre de Neige Sinno qui "sait très bien écrire et sortira des livres majeurs".

Dans Triste tigre, Neige Sinno raconte l’inceste dont elle a été victime enfant. Son beau-père l’a violée à de multiples reprises, de ses sept ou huit ans, jusqu’à son adolescence. Plus tard, devenue jeune adulte et après s’être confiée à sa mère, elle dépose plainte contre cet homme, pour protéger la plus jeune de ses sœurs, qui a alors à peu près le même âge qu’elle lorsque son calvaire a commencé. Son beau-père a été jugé et condamné à neuf ans de réclusion, sur les vingt années encourues.

Un beau-père dont elle dresse longuement le portrait, sans jamais le nommer. L’homme était accompagnateur de montagne, sportif, il aimait la nature mais était aussi brutal, violent et directif. Cet homme a épousé sa mère lorsque sa sœur cadette et elle avaient quatre et six ans. De cette union naissent un peu plus tard deux enfants : un garçon et une fille.

Neige Sinno explique que pour justifier les viols, il disait l’aimer et voulait qu’elle l’aime en retour, elle qui refusait de l’appeler "papa". Mais Neige Sinno avait déjà un père et s’opposait à ce que cet homme le remplace… L’autrice évoque les viols, sans les raconter totalement, toujours de manière très brute, sans détour. Elle explique ainsi que ce beau-père lui a souvent infligé des fellations, "un acte qui incarne la jouissance d’une domination totale, écrit-elle. Mettre son sexe dans la bouche d'un enfant, c'est pénétrer non seulement son corps mais aussi sa tête", jusqu’à des sodomies, à l’âge de la puberté. Mais le livre ne se concentre pas sur ces scènes et les souvenirs de l’écrivaine.

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Récit ou témoignage

Ce n’est pas un simple récit, d’ailleurs, Neige Sinno ne le considère pas comme tel. Car elle témoigne mais elle interroge aussi, régulièrement : le lecteur, elle-même, la littérature. Elle fait référence à de nombreux auteurs et autrices qui ont écrit sur l’inceste ou le viol (Lolita, de Vladimir Nabokov ou encore Le Voyage dans l'Est de la jurée du Goncourt Christine Angot). Elle pose aussi des questions plus sociétales, comme celle de la prison, censée "régler le problème" mais le bourreau est libre de refaire sa vie une fois sa peine purgée, comme s’il ne s’était rien passé (c’est ce qu’a fait son beau-père).

Neige Sinno s’interroge aussi sur les raisons d’écrire ce livre, ce "matériau autobiographique" dans lequel elle aurait aimé "s’éloigner du je" : ne faudrait-il pas laisser parler celles et ceux qui en ont le plus besoin ? Mais puisqu’elle a la parole, elle ira "jusqu’au bout", bien que la "littérature ne l’a pas sauvée". D’ailleurs, ce n’est pas pour se libérer qu’elle a décidé de parler mais pour protéger les autres. Un livre difficile à écrire dit encore son autrice, qui n’était pas réellement un projet d’écriture. Elle l’a conçu en piochant dans des archives pour aboutir à un texte qui a pris cette forme définitive. Son ambition était d’écrire un livre rythmé, pour que le lecteur le lise vite et jusqu'au bout... avec cette question : que fait-on avec quelque chose d'irracontable ?

Car, finalement, Triste tigre est un texte inclassable, bouleversant, d'une vérité crue. Il succède au palmarès du Femina à  Un chien à ma table, de Claudie Hunzinger. Le prix Femina du roman étranger est quant à lui décerné à l'Américaine Louise Erdrich pour La Sentence (éditions Albin Michel).

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Un livre interdit dans un lycée privé

En octobre dernier, Triste tigre a été interdit dans un lycée à Ploërmel (Morbihan), bien qu'il figure dans la liste du Goncourt des lycéens (dont le résultat sera connu le 23 novembre), événement auquel participe indirectement l'établissement. La directrice de ce lycée privé, Véronique Calas,  interrogée par Ouest France, considérait que "dans ce livre, il y a des mots, des phrases, des pages, qui peuvent heurter des sensibilités. Il y a des passages d’une grande violence. (...) Un jeune qui souhaite lire ce livre, c'est son affaire et l'affaire de sa famille. C'est un livre qui nécessite l'accompagnement familial". Neige Sinno se rendra dans la ville le 15 novembre prochain, invitée de la librairie La Canopée, pour un temps d'échange autour de son récit.

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