Prix Goncourt 2023 à "Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andrea

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Prix Goncourt 2023 à "Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andrea

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L'écrivain et réalisateur français Jean-Baptiste Andréa pose lors d'une séance photo à Paris le 15 septembre 2017
L'écrivain et réalisateur français Jean-Baptiste Andréa pose lors d'une séance photo à Paris le 15 septembre 2017
© AFP - Joël Saget

L'écrivain de 52 ans, arrivé récemment au roman, a été primé au 14e tour, au détriment d'Éric Reinhardt. "Veiller sur elle" avait déjà été distingué par le prix du roman Fnac. Tout en souffle et subtilité, cette fresque historique se déroule dans l'Italie du XXe siècle qui bascule dans le fascisme.

L'écrivain Jean-Baptiste Andrea a remporté ce mardi le prix Goncourt pour Veiller sur elle, son quatrième roman, de presque 600 pages, publié chez L'Iconoclaste. Un sacre pour ce jeune romancier (il écrit depuis 2017), également scénariste et réalisateur, et pour sa maison d'édition indépendante fondée en 1997 : c'est la première fois que L'Iconoclaste reçoit une telle distinction.
Jean-Baptiste Andrea faisait face au favori Éric Reinhardt, à Gaspard Koenig et à  Neige Sinno, récompensée lundi par le prix Femina.

38 min

Un roman qui s'ouvre avec le secret d'une œuvre gardée sous clé

En 2021, Des diables et des saints, remarqué par la critique, retraçait l'histoire d'un vieil homme, Joe, pianiste de talent ne jouant que dans les lieux publics. Avec Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea utilise une nouvelle fois l'analepse (retour en arrière) et consacre son récit à la résolution de plusieurs mystères dans le cadre de l’Italie fasciste de la première moitié du XXe siècle.

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À commencer par le secret inaugural du roman : celui de “la captive de la Sacra”, une Pietà (statue de la Vierge portant sur ses genoux le Christ mort), qui trouble tant ses spectateurs que l’Église a décidé de l’enfermer, sous haute sécurité, dans les sous-sols d'une abbaye. Que dit cette œuvre de son créateur, Mimo, un sculpteur de génie “arraché de la boue dans laquelle il était né”, et de la destinée que lui promettait son achondroplasie (nanisme) ? Que dit-elle de son lien houleux et indéfectible avec Viola d’Orsini, l’héritière d’une riche famille génoise, étouffée par sa condition de femme, bien que (et surtout parce que) née dans les ors d’un palais génois ? Ils sont “jumeaux cosmiques”, décrète Viola, peu de temps après leur rencontre nocturne dans un cimetière. Cette jeune fille indomptée, qui mémorise tout ce qu’elle lit, dévore les journaux en cachette, s’étend sur les tombes pour écouter les morts raconter leur histoire, et dont certains affirment qu’elle se transforme en ours, est habitée par un rêve : voler.

"– Comment tu espères voler s’il faut faire des études et que tes parents ne veulent pas ?
– Mes parents sont vieux. Je ne parle pas de leur âge. Ils sont d’un autre monde. Ils ne comprennent pas que demain, nous volerons comme nous montons à cheval. Que les femmes porteront la moustache et les hommes des bijoux. Le monde de mes parents est mort. Toi qui as peur des morts-vivants, c’est lui que tu devrais craindre. Il est mort mais il bouge encore, parce que personne ne lui a dit qu’il était mort. C’est pour ça que c’est un monde dangereux. Il s’effondre sur lui-même."

Ils ont quinze ans à la fin de ces années 1910, et une urgence de vivre, dans ce siècle où tout s'accélère. Avec Mimo, sculpteur encore apprenti, Viola met son intelligence trop vive au service de cette ambition afin de construire une aile à la Léonard de Vinci. Leurs réunions clandestines à Pietra d’Alba, une ville à la pierre rose, “taillée dans la lumière du levant, sur son piton rocheux”, constitue la pierre d’angle et l’âge d’or de leur amitié métaphysique.

Une amitié "maintes fois rapiécée" dans une Italie qui bascule

Mais à l'heure de la montée du fascisme dans le pays, leurs destinées s’arrachent l’une à l’autre. Tandis que Viola est rappelée aux obligations de son sexe, priée de préférer les intérêts de sa famille aux siens propres, Mimo est envoyé à Florence, dans un nouvel atelier de sculpture. Tandis que le génial artiste se fait géant du haut de son un mètre quarante, jusqu’à être courtisé par l’Église et les proches de Mussolini, Viola mord la poussière de son destin empêché, paraît se résigner, adopte mille masques pour faire face. Masques aussi pour Mimo qui, "avec sa montre Tank et ses costumes sur mesure", se perd en route à force de compromissions, dans une Italie où les squadristes font régner la terreur. La politique, dont les femmes ne devraient pourtant pas se mêler d’après Stefano, le frère fasciste de Viola qui grimpe les échelons du pouvoir, sépare les deux amis et abime le lien :

"Ses yeux m’incinérèrent, comme lorsque, dix-huit ans auparavant, j’avais osé la quitter sans me retourner. La raison de nos disputes permanentes était peut-être là, au fond, dans une simple nostalgie de nos indignations, d’une époque où les chevaliers étaient bons et les dragons mauvais, l’amour, courtois, chaque coup porté, justifié par une cause sublime.
– J’en suis arrivée là, Mimo, exactement comme toi tu en es arrivé à travailler pour une bande de salauds.
"

Durant tout le roman, jusqu’à son épiphanie magistrale, Pietra d’Alba reste le théâtre des retrouvailles et désamours multiples de Mimo et Viola, la plaque tournante de leurs destins liés, de leur amitié “maintes fois rapiécée”.

Quant au secret de cette ambiguë Pietà, Jean-Baptiste Andrea en donne la clé littérale dans les dernières pages, presque inutile, tant elle s’était déjà imposée aux lecteurs à travers une scène finale qui touche au sublime.

Les filiations littéraires d'un roman nécessaire

“Ab tenebris, ad lumina”, “Loin des ténèbres, vers la lumière”. On ne peut s’empêcher de repenser à la devise de la famille Orsini en refermant le livre sur ce récit plein de passion (au sens second, mais surtout premier), porté par un long souffle romanesque. Le souffle, qui est d'ailleurs un motif récurrent du roman :

“Tramontane, sirocco, libeccio, ponant et mistral. J’avais eu le malheur de dire « il y a du vent ». Viola m’avait donné un coup dans l’épaule, exaspérée.
– Les mots ont un sens, Mimo. Nommer, c’est comprendre. « Il y a du vent », ça ne veut rien dire. Est-ce un vent qui tue ? Un vent qui ensemence ? Un vent qui gèle les plants sur pied ou les réchauffe ?”

Montedidio d'Erri de Luca, L'Art de la joie, de Goliarda Sapienza, La Storia, d'Elsa Morrante... Avec Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea renoue avec ses origines italiennes (dont il a été coupé dans l'enfance) et s'inscrit dans une longue tradition de fresques à l'italienne aux accents néoréalistes et fantastiques, nourries des archétypes de la littérature romantique. Fresques qui décrivent à travers des destins individuels mêlés de réflexions sociales et politiques, les grandes transformations de l'Italie du XXe siècle qui semblent hanter les écrivains. "Nommer c'est comprendre", comme le dit Viola avec force. Un texte important, un an après l'accession au pouvoir en Italie de l'extrême droite de Giorgia Meloni, qui entretient un rapport ambigu avec l'héritage fasciste.

À écouter : Vie de Goliarda Sapienza
La Compagnie des oeuvres
58 min

Un auteur venu de l'univers du cinéma

Veiller sur elle est riche en descriptions souvent métaphoriques, quasi picturales, qui ne sont pas sans rappeler les premières amours de Jean-Baptiste Andrea pour le cinéma, lui qui était avant tout scénariste et réalisateur. On lui doit des films comme La Confrérie des larmes (2013), qui relate les tribulations d'un ancien flic désargenté, ou plus récemment King, sorti en 2022 et réalisé par David Moreau sur une idée originale de l'écrivain : l'histoire d'un lionceau échappé d'un trafic d'animaux.

Côté romans, son premier texte, Ma Reine, l'histoire là aussi d'une amitié, avait reçu le prix du premier roman et le Femina des lycéens. Son deuxième opus, Cent millions d'années et un jour, ode à la liberté et invitation à réaliser ses rêves, se déroule entre la France et l'Italie.

En 2021, Des diables et des saints, remarqué par la critique, retraçait l'histoire tragique d'un vieux pianiste à partir d'un drame familial initial.

Jean-Baptiste Andrea a des origines italiennes par sa mère et sa grand-mère, mais en a été coupé dès l'enfance. Veiller sur elle est aussi pour lui un moyen de renouer avec ses racines.

Son roman, qui était également finaliste du Femina, est encore en lice pour le prix Interallié qui sera décerné le 22 novembre.