Lyon et la révolte des canuts, tu viens plus aux soieries ? : épisode • 2/4 du podcast Histoire de Lyon, les métamorphoses d'une ville

Estampe des massacres des canuts lyonnais, 1834 - © gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
Estampe des massacres des canuts lyonnais, 1834 - © gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
Estampe des massacres des canuts lyonnais, 1834 - © gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
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En 1831 et 1834, les chefs d'atelier et ouvriers en soie lyonnais, surnommés "canuts", renversent le pouvoir à Lyon. Pourquoi ces insurgés étaient-ils prêts à "vivre en travaillant ou à mourir en combattant" ? La ville de Lyon est-elle le berceau des luttes sociales du 19e siècle ?

Avec
  • Ludovic Frobert Historien des idées économiques et politiques, directeur de recherche au CNRS
  • Antoine Ropion Doctorant à l’Université Lumière Lyon 2, membre du LARHRA

En 1928, le chansonnier et poète lyonnais Xavier Privas propose La Chanson de Lyon, une plaquette préfacée par Paul Duvivier, lui aussi lyonnais, auteur d’un Guide pratique de Lyon et de ses environs et fondateurs du du "Tout-Lyon : annuaire de la haute société de la région lyonnaise". Dans cette Chanson de Lyon, Xavier Privas interpelle les ouvriers de la soie : "Holà ! les canuts, les canuses ! Du temps, déjouez-vous les ruses ? Du sort, gagnez-vous les pitiés ? Quand vous peinez sur vos métiers ?" Avec les canuts, les canuses, c’est une histoire de labeur et de savoir, une histoire de conscience sociale et d’action politique, quand gronde l’insurrection et que rugit la révolte !

Lyon à la Renaissance, une ville à soie

​L’industrie de la soie fait son apparition à Lyon au 16e siècle, lorsque François Ier permet à des tisserands piémontais d’y installer leur activité. Lyon ne domine pas encore le marché des étoffes de soie, produit de luxe des foires de la Renaissance, et fait face à la concurrence de Nîmes, Tours et plus particulièrement des villes italiennes. "Lyon reste la porte de l’Italie au 16e siècle. Beaucoup d’artisans italiens fuient leur pays en raison des guerres civiles et viennent en France par les privilèges qui leur sont accordés. Ensuite, il y a un très fort volontarisme de la monarchie française pour cette production de la soie car la cour a besoin d’avoir accès à certains produits de luxe. Les soieries font partie du faste de la cour. C’est finalement un système qui vit de la commande publique", explique Antoine Ropion. Durant les premières années du 17e siècle, l’artisan lyonnais Claude Dangon perfectionne le métier à tisser à la grande tire, qui permet la conception des façonnés, tissus mêlant fils de soie et d’or ou aux motifs floraux très prisés.

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La Grande Fabrique de Lyon

Grâce au soutien des pouvoirs publics, l’industrie de la soie lyonnaise connaît un essor constant au 18e et 19e siècles au point que l’économie de Lyon tourne essentiellement autour de la Fabrique, nom donné à l'industrie de la soie : des maîtres-ouvriers aux fabricants des pièces des métiers à tisser, sans oublier les commerçants qui assurent la subsistance au quotidien, tout le monde vit de la soie. "C’est un système productif qui n’est pas celui de la manufacture concentrée. À Lyon, on est dans un système de manufacture dispersée. Il y a des dizaines de petits ateliers répartis sur diverses zones géographiques dans la ville", explique Ludovic Frobert. Lyon est une gigantesque manufacture, où domiciles et ateliers se confondent. "Il y a quelques bâtiments de type maisons-usines construites pour les fabricants de soie. Sinon, tout se passe dans des appartements que les ouvriers en soie louent eux-mêmes. On a un horloger au premier étage, des tanneurs au rez-de-chaussée, deux ateliers de soieries au deuxième et troisième étage. C’est une activité presque invisible", raconte Antoine Ropion.

Deux grandes classes de métier se distinguent au sein de la très réglementée corporation des "maîtres tisseurs de fils d’or, d’argent et de soie". D’un côté, les maîtres-marchands prospectent les contrats, se tiennent au courant voire créent l’évolution de la mode et acheminent d’Italie la soie qu’ils donnent à tisser aux maîtres-ouvriers. Une fois la commande passée, les maîtres-ouvriers actionnent les métiers à tisser de leurs ateliers et mettent au travail leur épouse, leur compagnon et leur apprenti. Toutefois, les relations entre marchands et ouvriers ne sont pas de toute tranquillité. Les donneurs d'ordre bénéficient de règlements en leur faveur et les transactions sont à leur avantage. À l'affût de malfaçons ou de vols, les marchands surveillent étroitement les ouvriers et font peser sur eux les risques d’une économie coûteuse et volatile.

Le Cours de l'histoire
58 min

Et les canuts prirent les armes

Face aux déséquilibres des négociations, les ouvriers se révoltent à plusieurs reprises, dès 1744 et 1786. En novembre 1831, alors que la révolution de Juillet 1830 fait souffler un espoir de liberté renouvelée, ceux que l'on dénomme désormais les  canuts prennent les armes et chassent de Lyon les autorités civiles et militaires. Cette révolte, d’abord perçue comme une insurrection sociale, porte en germe les réflexions politiques des ouvriers de la soie.

En effet, les canuts sont des ouvriers extrêmement qualifiés et cultivés, attentifs aux idées qui se développent à l'aube du siècle des révolutions – libéralisme, saint-simonisme, fouriérisme – dont ils débattent dans leur journal L'Écho de la fabrique, fondé en 1831. Les canuts se forment également à la négociation, grâce au conseil des Prud'hommes promulgué trois décennies auparavant, et mettent en pratique la concertation en association mutuelliste par le biais du "Devoir Mutuel". Alors que le  mouvement ouvrier se structure peu à peu, les canuts créent des espaces de travail et de réflexion pour améliorer la démocratie au sein de leur industrie et en garantir la pérennité face aux défis de la mécanisation et de la concentration industrielle.

La Pièce jointe
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Pour aller plus loin

  • Ludovic Frobert, Les Canuts ou La démocratie turbulente : Lyon, 1831-1834, Éditions Libel, réédition mai 2023

Antoine Ropion prépare une thèse intitulée "Conflit, négoce et négociation. La Grande Fabrique de soie lyonnaise à l'ère des révolutions (1744-1819)" à l'Université Lumière Lyon 2 sous la direction de Natacha Coquery.

Références sonores

  • Extrait du documentaire Les Canuts – Une lutte ancienne pour le travail décent de Manuel-Antonio Monteagudo, 2020
  • Archive sur le métier à tisser Jacquard dans Ainsi va le monde, RTF, 11 juin 1948
  • Archive de Madame Renaud sur les conditions de travail dans le tissage, La belle ouvrage, ORTF, 23 juillet 1971
  • Le Chant des canuts interprété par Francesca Solleville en 1970, écrit en 1894 par Aristide Bruant
  • Archive de Robert Luc, conteur et historien du quartier de la Croix-Rousse dans un reportage de Judith Soussan, France Inter, 2012
  • Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020

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