Histoire de l'art : comment les femmes en ont été gommées

Autoportrait en Allégorie de la peinture, 1638 - Artemisia Gentileschi
Autoportrait en Allégorie de la peinture, 1638 - Artemisia Gentileschi
Autoportrait en Allégorie de la peinture, 1638 - Artemisia Gentileschi
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À Lille, le musée des Beaux-arts a fait l'inventaire de ses collections : sur 60 000 œuvres, seules 135 étaient signées par une femme. Alors qu'elles jouissaient d'une certaine notoriété de leur vivant, malgré les embûches qu'on destinait à leur sexe, elles ont été "effacées" après leur mort.

Tout est parti d’un inventaire des collections du palais des Beaux-Arts de Lille, qui abrite des œuvres datant du XVIIe siècle à nos jours. Et le résultat a décontenancé Camille Belvèze, conservatrice, et Alice Fleury, directrice des collections : seulement 0,2% des œuvres étaient nées sous le crayon, le pinceau ou le burin d'une femme. Et beaucoup de ces artistes répertoriées leur étaient inconnues, malgré leurs études en Histoire de l'art.

En cherchant à comprendre comment ces artistes avaient été minorées, voire effacées de l'Histoire de l'art après leur mort, elles ont aussi découvert combien ces dernières avaient été empêchées dans leur travail pendant leur vie. Le résultat de leur enquête est présenté dans  l'exposition "Où sont les femmes".

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Du foyer aux académies privées, plus chères pour les femmes

Jusqu'aux XIXe / XXe siècles, les femmes artistes se formaient surtout dans le cadre privé, auprès d'un proche : père, frère, mari, lui-même artiste.  "L'artiste belge Louise de Hem par exemple, s'est formée auprès de son beau-frère [Le peintre de genre Théodore Cériez, NDR]", explique Camille Belvèze.

Il existait quelques ateliers privés, mais qui étaient difficiles d'accès : "On a aussi remarqué qu'il y avait une répartition genrée des tâches au sein des ateliers, c'est à dire que parfois l'atelier d'un artiste masculin avait pour pendant un atelier féminin, géré par une des proches de cet artiste. Marie-Amélie Cogniet par exemple, était la sœur d'un artiste réputé, Léon Cogniet. Elle a supervisé la section féminine de l'atelier de celui-ci entre 1840 et 1860, formant à son tour beaucoup d'artistes femmes."

À partir du XIXᵉ siècle et surtout au début du XXᵉ siècle, des académies privées se développent, notamment à Paris : les Académies Colarossi, Ranson, Julian… viennent concurrencer l'enseignement officiel de l'école des Beaux-Arts. La conservatrice cite en exemple Sonia Delaunay, formée à l'Académie de la Palette. Mais "souvent, dans ces académies qui étaient mixtes, le prix était plus important pour les femmes que pour les hommes", souligne-t-elle.

Cantonnées à la peinture de fleurs

Quoi de plus efficace que de cantonner les femmes à certains genres pour s'assurer qu’elles ne fassent pas d’ombre à ces messieurs ? Il ne s'agissait pas-là de censure à proprement parler, mais de fortes incitations à travailler plutôt dans le milieu de la nature morte, par exemple. Avec des contraintes très pragmatiques, explique Camille Belvèze :

"Les femmes pouvaient plus facilement accéder à des bouquets de fleurs pour en faire les sujets de leurs toiles qu'à des modèles nus. Même à l'Académie Julian où elles sont admises au tournant du XXᵉ siècle, elles peuvent travailler d'après un modèle dévêtu, mais qui doit toujours porter une sorte de voile de pudeur autour des hanches. Et il faut savoir que l'accès aux modèles nus est très important, notamment pour faire de la peinture d'histoire, considérée comme le grand genre. Mais il y a bien sûr des exceptions qui confirment la règle. L'artiste la plus ancienne présentée dans l'exposition est Elisabetta Sirani, qui était active en Italie au XVIIe siècle. Nous avons un dessin qui lui est attribué et qui est sans doute un dessin préparatoire à un décor monumental qu'elle a réalisé pour la Chartreuse de Bologne [ancien monastère chartreux NDR]. Il s'agit ici de peinture religieuse, qui appartient à la peinture d'histoire."

Le Baptême du Christ, 1658, oeuvre visible à la Chartreuse de Bologne
Le Baptême du Christ, 1658, oeuvre visible à la Chartreuse de Bologne
- Elisabetta Sirani

Par ailleurs, certaines artistes ont particulièrement brillé dans les interstices qui leur étaient réservés. Rachel Ruysch par exemple, une peintre de fleurs néerlandaise qui s'est illustrée au début du XVIIIᵉ siècle : "Elle a mené une carrière exceptionnelle, et a même été comparée à ses confrères masculins. Elle a été membre de l'Académie de La Haye, peintre de cour à Düsseldorf, et elle a pu entrer dans la postérité tout en donnant naissance à dix enfants en parallèle !", salue Camille Belvèze.

Au XIXe siècle, un bio-déterminisme contraignant

Au XIXe siècle particulièrement, les artistes femmes sont perçues au prisme du bio-déterminisme. Dans La Gazette des Beaux-arts, en 1860, Léon Lagrange, célèbre critique d'art, écrit que les femmes sont prédisposées à exceller dans la technique de la gravure. Il y voit en effet un art d'abnégation, de dévouement… et de reproduction, avec un jeu sur le double-sens du terme, explique Camille Belvèze : "Elles étaient souvent cantonnées à la reproduction, à la minutie, c'est pour ça que la gravure était considérée comme un art qui leur était particulièrement adapté. Une très belle, graveuse, Rose Maireau, a ainsi interprété en gravure des toiles de Corot et d’Harpignies ; mais elle a vraiment développé une virtuosité qui prouve que les femmes pouvaient dépasser ces imitations qu'on cherchait à leur imposer, que ce n'était pas une fatalité."

D'autres figures font bouger les lignes, comme Suzanne Valadon : fille de blanchisseuse, elle se différencie de la majorité de ses consœurs, souvent issues d'un milieu bourgeois, rappelle encore la conservatrice : "Ce sont plutôt les classes supérieures de la société qui peuvent accéder à la formation. Suzanne Valadon, elle, s'est formée de manière autodidacte en étant modèle avant de devenir peintre. Citons aussi Marie Laurencin, qui a eu une reconnaissance par la critique de son époque, mais qui en était parfois mal vue. On qualifiait son style de 'nymphisme'. Elle représentait souvent des jeunes femmes diaphanes avec des couleurs pastel, répondant aux codes de ce qu'on attendait de 'l'art féminin'. Et pourtant, c'était une artiste très proche des avant-gardes et qui a également évolué dans les cercles lesbiens, très importants sur la scène culturelle du Paris des Années folles."

Pas de (bonne) société, pas de postérité

Malgré tous ces bâtons mis dans leurs roues, ces femmes artistes jouissaient d’une certaine reconnaissance de leur vivant. Le processus d’invisibilisation s’est fait à postériori. Et notamment parce que les femmes étaient privées de l’accès aux réseaux artistiques. C’est l’argument avancé dans un texte fondateur Pourquoi n’y a t il pas eu de grands artistes femmes. La conservatrice nous parle de ce livre écrit par la chercheuse en histoire de l'art américaine, Linda Nochlin :

"Linda Nochlin explique que l'histoire de l'art a été écrite à l'aune du canon monolithique de l'artiste comme génie isolé, et souvent comme génie masculin, blanc, aisé, etc. ce qui a contribué très largement à invisibiliser les minorités, les femmes, et aussi à éclipser l'importance des réseaux dans la carrière des artistes. Que ce soit des réseaux artistiques, amicaux, professionnels. Dans cette importance des réseaux, de la sororité, il y a en effet certaines figures qui ont beaucoup œuvré à affirmer leur place sur le devant de la scène. C'est le cas de Virginie Demont-Breton. En 1896, elle a écrit 'La femme dans l'art', où elle dénonce le fait que l'art féminin soit considéré de manière isolée, et soit souvent dénigré."

La Plage, 1883, Musée des Beaux-Arts d'Arras
La Plage, 1883, Musée des Beaux-Arts d'Arras
- Virginie Demont-Breton

La quête émancipatrice est toujours nécessaire. Dans l'exposition, une œuvre est particulièrement éloquente, celle de la jeune artiste lituanienne Roma Auskalnyte : un autoportrait photographique anonyme et sans visage. Sur le torse, le mot "artiste" est gravé.

> L'exposition "Où sont les femmes" est visible au Palais des Beaux-Arts de Lille jusqu'au 11 mars 2024

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Le Reportage de la Rédaction
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