Tournée générale ! Les heures heureuses des bistrots : épisode • 1/4 du podcast Des bains au comptoir, histoires de convivialité

À la terrasse d'un café à Paris en 1910 ©Getty - Gamma-Keystone
À la terrasse d'un café à Paris en 1910 ©Getty - Gamma-Keystone
À la terrasse d'un café à Paris en 1910 ©Getty - Gamma-Keystone
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Au 20e siècle, le bistrot incarne le lieu du brassage social typique de la culture urbaine. L’apéro se démocratise et devient un rituel social. Du patron au garçon de café, quels visages font vivre au quotidien le comptoir ? Comment le bistrot est-il devenu un lieu de convivialité populaire ?

Avec
  • Didier Nourrisson Historien, professeur à l’université Claude-Bernard-Lyon I
  • Laurent Bihl Historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Nous voici installés au comptoir mais, attention, avant de débuter cette émission, une mise en garde est nécessaire ! L’abus d'alcool est dangereux pour la santé. Car il est fort probable, et sans doute inévitable, qu’au cours de cet échange, l’absinthe, le pastis, le whisky et certains noms de vins cuits soient mentionnés. Une histoire populaire des bistrots, comme lieu de rencontre, d’échange, et de convivialité ; un récit spirituel, et avec quelques spiritueux, pour une histoire à consommer sans modération !

Le débit de boisson : une pratique ancienne ?

Au 19e siècle, l’élite bourgeoise se rend le plus souvent dans les cafés des Grands Boulevards pour consommer, se faire voir et remarquer. À l’opposé, les classes populaires se retrouvent dans les cabarets près des faubourgs, des lieux qu'elles surnomment communément "l'assommoir" et qu'Émile Zola a si bien décrit. Ainsi, chaque classe sociale se rend dans un débit de boisson qui lui est propre et familier, comme l'atteste le nom des établissements : Café des militaires, Café du commerce, Café des mineurs...

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Au 20e siècle, la tertiarisation de la société ainsi que l’exode rural tendent à faire du débit de boisson un espace de culture urbaine. Les établissements s’homogénéisent et deviennent des lieux conviviaux de brassage social. Un endroit réunit cette assemblée multiple : le bistrot. Pour l'historien Didier Nourrisson, cet éclatement de l'entre soi est très novateur : "Un homme du peuple peut accéder à des bistrots et même à des cafés un peu huppés".

Si certains prétendent que le terme "bistrot" est apparu lors de l'occupation de Paris par les Russes en 1814, Didier Nourrisson précise qu'il a dans un premier temps une connotation péjorative : "(Il) désigne le patron de l'établissement, qui est plus ou moins une crapule chargée de dénoncer ses clients aux autorités publiques. Il joue un rôle électoraliste très fort. On parle d'ailleurs de bistrocratie dès la Belle Époque."

À écouter : "Au bistrot !"
Concordance des temps
58 min

L’entre-deux-guerres : véritable "bistrocratie" ?

Après la Grande Guerre, la pratique du bistrot connaît un âge d’or. Si la distinction entre la campagne et la ville existe, il faut à présent distinguer la buvette de gare, le café des imprimeurs ou encore le grand café des artères prestigieuses. Le bistrot devient un lieu de convivialité autour du sport. L'historien Laurent Bihl, auteur d'Une histoire populaire des bistrots, insiste sur la dimension médiatique des cafés, en particulier avant l'apparition de la télévision : "La situation de l'étape (du Tour de France) était affichée de quart d'heure en quart d'heure, car le café relayait la radio." Quand les habitués ne sont pas pris par l'événement du Tour de France, apparu dès 1903, ils peuvent pratiquer eux-mêmes du sport dans l’arrière-salle, transformée en salle de boxe ou d’haltères.

Le soir, l’heure de l’apéro devient un véritable rite social. À cette fin, la gamme des boissons alcoolisées s'étoffe, comme l'explique Didier Nourrisson : "L'industrie de l'apéro – si j'ose dire – se met en place avec des marques qui utilisent des vins classiques et y font infuser des plantes. On peut citer les vins Mariani qui, dès le milieu du 19e siècle, (mélangent) vin de Bordeaux avec une infusion de feuilles de coca et de noix de cola." Le lever de coude et la santé qu’on se souhaite se font à présent avant le temps du repas. Toute une publicité accompagne l’essor industriel de l'apéritif. Les slogans choquent, comme "Dubo, Dubon, Dubonnet", et marquent les esprits autant qu’ils animent les murs de la ville jusque dans les gares de chemin de fer.

Les "Trente Glorieuses", la jeunesse au rendez-vous du bistrot !

Dans les années 1950-1960, le bistrot devient un lieu d’émancipation pour la jeunesse. Laurent Bihl décrypte le changement structurel sous-jacent : "Avec l'arrivée des routes bitumées et de la bicyclette, les jeunes vont boire dans des cafés (en dehors) du village. Ainsi ils ne boivent plus sous l'œil de leur père. Cela correspond à une contestation de l'ordre patriarcal fondamentale".

La mode des loisirs anglo-saxons triomphe, le baby-foot et les juke-box remplaçant les jeux de dés et billard. De nouvelles boissons non alcoolisées prennent place sur le comptoir, tels que les sodas comme Coca-Cola. Le bistrot des "Trente Glorieuses" témoigne ainsi de l’uniformité nouvelle d’une société. Il n’y a plus de frontière entre ouvriers, bourgeois, artisans, ou bohèmes, mais une seule frontière palpable entre jeunes et adultes. À partir des années 1970, la pratique du bistrot décline progressivement. Les foyers privés sont de plus en plus confortables, le domicile assure un isolement social qui éloigne le consommateur du bistrot en ville.

Pour aller plus loin

  • Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, Nouveau Monde, 2023
  • Didier Nourrisson, L’Amérique en bouteille. Comment Coca-Cola a colonisé le monde, Vendémiaire, 2023
  • Didier Nourrisson, Une histoire du vin, Perrin, 2017
  • Didier Nourrisson, Crus et cuites, Histoire du buveur, Perrin, 2013

Références sonores

  • Chanson Les Petits Bistrots par Jean Ferrat, 1962
  • Extrait du film La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara, 1956
  • Chanson Ah quel rêve d’être bistrot par Pauline Carton et Albert Pierjac, 1915
  • Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020

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