Par leur vécu et leur position de femmes noires, l'écrivaine Zora Neale Hurston, la journaliste Eslanda Goode Robeson et la danseuse Katherine Dunham ont renouvelé l'anthropologie. En quoi le parcours de ces trois femmes africaines-américaines éclaire-t-il les évolutions de cette discipline ?
- Sarah Frioux-Salgas Responsable des archives et de la documentation des collections de la médiathèque du musée du quai Branly - Jacques Chirac
- Sarah Fila-Bakabadio Historienne en études américaines et afro-américaines, maîtresse de conférences à CY Cergy Paris Université
Artistes et militantes, autrices et anthropologues, femmes et noires : l’une est écrivaine, l’autre est journaliste et la troisième danseuse. Toutes les trois ont une formation d’anthropologue, qu’elles combinent avec leurs intérêts, leur vécu, leur engagement. Dans la première moitié du 20e siècle, durant l’entre-deux-guerres, et même ensuite, elles ont su réinventer l’anthropologie. Leur apport, souvent minimisé, est considérable, aux côtés de tant d’autres qui construisent cette histoire.
Pour une anthropologie située
L’exposition "Déborder l’anthropologie" au musée du quai Branly - Jacques Chirac donne l’occasion de présenter ces trois femmes africaines-américaines anthropologues, Zora Neale Hurston (1891-1960), Eslanda Goode Robeson (1895-1965) et Katherine Dunham (1909-2006). Toutes trois ont étudié l’anthropologie et réalisé des enquêtes de terrain, avant de prendre leurs distances avec la discipline, pour mieux peut-être la transfigurer et la valoriser, puisqu’elles se sont appuyées sur leurs recherches anthropologiques dans leurs créations artistiques et politiques respectives. Leurs trois parcours témoignent de l'importance de "l'intersectionnalité de genre, de classe sociale et de race, c'est-à-dire le fait de comprendre que ces trois dynamiques sont indissociables et qu'au lieu de choisir l'une ou l'autre, il faut les saisir toutes ensemble", rappelle l'historienne Sarah Fila-Bakabadio.
Le rapport de ces trois femmes noires à l’anthropologie met en évidence les mutations de la discipline, qui est confrontée au début du 20e siècle à une remise en question de ses fondements impérialistes, coloniaux, racistes et européanocentristes. Par leur position dans le champ, Zora Neale Hurston, Eslanda Goode Robeson et Katherine Dunham remettent en question le point de vue de l’anthropologue, qui est souvent un homme blanc, et s’intéressent à des sujets novateurs. Selon Sarah Frioux-Salgas, commissaire de l'exposition au musée du quai Branly, leurs travaux anthropologiques permettent "de penser un monde avec une multiplicité des cultures et donc de sortir de cette idée de hiérarchie des races".
Zora Neale Hurston, à fleur de terrain
Zora Neale Hurston, élève de Franz Boas à l’université Columbia à New York, étudie la Floride, sa région d’origine. Elle réalise de nombreuses collectes de folklore, à la fois écrites et filmiques, et se plonge dans l’étude du vaudou, allant jusqu'à faire elle-même l’expérience de cérémonies rituelles pour mieux comprendre le culte. Elle tire de ses recherches un livre paru en 1935, Mules and Men, qui témoigne selon Sarah Frioux-Salgas "d'une pratique de l'anthropologie tout à fait originale et particulière, qualifiée de participante parce que la chercheuse s'implique dans la communauté qu'elle étudie".
Eslanda Goode Robeson, montrer la centralité des structures coloniales
Eslanda Goode Robeson, épouse du chanteur et comédien Paul Robeson, découvre l’anthropologie à Londres, auprès de Bronislaw Malinowski. Elle rejoint dans le même temps des cercles activistes et militants africains et caribéens, et se met rapidement à critiquer l’anthropologie comme discipline universitaire. Aux côtés de certains de ses camarades, elle s’insurge en effet contre la doctrine primitiviste et revendique une plus grande légitimité, en tant que femme noire, à étudier les cultures africaines que celle des anthropologues européens. En 1936, elle fait un long voyage de terrain en Afrique du sud et de l’est, d’où elle ramène un grand nombre de photographies. Elle en fait plus tard un livre, Voyage africain (1945).
Katherine Dunham, créoliser la danse
Katherine Dunham étudie l’anthropologie à l’université de Chicago et à l’université Northwestern, et réalise son enquête de terrain en 1935 dans les Antilles et les Caraïbes. Lors de ce séjour, elle s’attache à étudier les danses traditionnelles locales, qu’elle filme et qu’elle apprend à danser avec ses enquêtés. Elle publie plusieurs ouvrages sur le sujet, comme Les Danses d'Haïti (1974), Katherine Dunham’s Journey to Accompong (1972) et Island Possessed (1994). Parallèlement à sa formation d’anthropologue, la jeune femme est également danseuse et chorégraphe. Elle utilise ses recherches académiques pour inventer sa propre technique de danse, la Katherine Dunham Technique, qui incorpore et revisite des influences antillaises, sud-américaines, africaines et afro-américaines.
Pour en savoir plus
L'exposition "Déborder l’anthropologie. Zora Neale Hurston, Eslanda Goode Robeson, Katherine Dunham" est à du 6 février au 24 mai 2024 au musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Informations pratiques
Sarah Frioux-Salgas est responsable des archives et de la documentation des collections de la médiathèque, musée du quai Branly - Jacques Chirac et commissaire de l'exposition "Déborder l’anthropologie. Zora Neale Hurston, Eslanda Goode Robeson, Katherine Dunham".
Sarah Fila-Bakabadio est historienne en études américaines et afro-américaines, maîtresse de conférences en civilisation américaine à CY Cergy Paris Université. Ses recherches portent sur les relations des Africains-Américains à l'Afrique du 19e siècle à nos jours. Sa démarche s'appuie sur l'utilisation croisée d'outils issus de l'histoire et de l'anthropologie.
Elle a publié Africa on my Mind. Une histoire sociale de l'afrocentrisme aux États-Unis, Les Indes savantes, 2016.
Ouvrages cités dans l'émission :
- Zora Neale Hurston, Barracoon : L'Histoire du dernier esclave américain (Barracoon: The Story of the Last 'Black Cargo'), traduit de l'anglais (États-Unis) par Fabienne Kanor, David Fauquemberg aux éditions Lattès, 2019
- Annette Joseph-Gabriel, Imaginer la libération. Des femmes noires face à l'empire, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Naudy aux éditions Rot-Bo-Krik, 2023
Références sonores
- Archive de Léopold Sédar Senghor à propos du Festival mondial des arts nègres à Dakar, 7 février 1963
- Lecture par Anne-Toscane Viudès d’un extrait de Mules and Men de Zora Neale Hurston, 1935
- Chanson Mules on the Mount collectée par Zora Neale Hurston puis interprétée par elle
- Extrait du film Big Fella de James Ernest Elder Wills avec Paul Robeson, 1937
- Lecture d’un extrait de "Histoire en argot de Harlem. L’histoire de Gelée", interprétée par Flavien Ramel et Sara Darmayan, compagnie Le Souffle à l’oreille - Traduction : Françoise Brodsky - Livre de Harlem. La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1996
- Archive de Paul Robeson à propos de la guerre en Espagne, 1938
- Lecture par Oriane Delacroix du programme du spectacle de Katherine Dunham au Théâtre de Paris, 19 octobre 1949
- Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020
L'équipe
- Production
- Réalisation
- Collaboration
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- Chronique
- Production déléguée
- Mathieu CoppalleStagiaire