"Châtiment" de P. Everett : crimes racistes en terres burlesques

Les funérailles d’Emmett Till, organisé à l’église Roberts Temple Church of God in Christ à Chicago le 3 septembre 1955 ©Getty - George Quinn/Chicago Tribune/Tribune News
Les funérailles d’Emmett Till, organisé à l’église Roberts Temple Church of God in Christ à Chicago le 3 septembre 1955 ©Getty - George Quinn/Chicago Tribune/Tribune News
Les funérailles d’Emmett Till, organisé à l’église Roberts Temple Church of God in Christ à Chicago le 3 septembre 1955 ©Getty - George Quinn/Chicago Tribune/Tribune News
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Le dernier roman de l'écrivain et poète américain, paru chez Actes Sud, entreprend l'Amérique raciste et son histoire dans une comédie policière particulièrement efficace.

Un bled paumé du sud des États-Unis, des meurtres effroyables, et des cadavres qui disparaissent et réapparaissent : dit comme ça, ça ressemble à une intrigue de True Detective, cette série dont je parlais la semaine dernière, dont les histoires fleurissent sur le terreau pourri de l’Amérique profonde et de ses archaïques violences, et de fait, c'est bien de ça qu’il s’agit dans le livre dont je vous parle ce matin, mais pris dans un ton tout à fait à l’inverse de la gravité de la série, qui a si mal vieilli selon moi. Cette histoire dont je vous parle est une sorte de comédie macabre, qui trouve précisément dans l’humour l’efficacité de la chronique sociale et politique.

Châtiment est signé Percival Everett, et a paru en France chez Actes Sud dans une traduction d’Anne-Laure Tissut. L’auteur est né au milieu des années cinquante, il est professeur de littérature, poète, écrivain et peintre ; il est noir, comme la moitié environ des personnages de ce roman policier qui met en scène une guerre des identités aussi burlesque que cruelle. Tout commence à Money, petite ville du Mississippi, habitée principalement par une communauté blanche de rednecks comme on dit, des péquenauds aux mœurs que le livre décrit comme outrageusement arriérées : racistes, idiots, consanguins, alcooliques, obèses, voleurs. Un jour, l’un d’entre eux est retrouvé mort chez lui, égorgé par du fil barbelé, avec à côté de lui, un autre mort, noir celui-là, affreusement défiguré et tenant dans son poing inanimé les testicules de l’autre. Le shérif du coin s’apprête paresseusement à enquêter quand, coup de théâtre, on se rend compte que le cadavre noir a disparu. Le lendemain, un autre homme blanc est découvert dans les exactes mêmes circonstances, avec, je vous le donne en mille le même cadavre noir à ses côtés. L’affaire prend des proportions régionales puis nationales, on dépêche sur place d’abord deux policiers de la grande ville, puis une agente du FBI, tous les trois, noirs. Bien vite, on réalise que les deux morts blancs sont les fils des meurtriers d’Emmett Till, un garçon noir lynché dans d’atroces conditions plus de soixante ans auparavant, un vrai meurtre celui-là qui a marqué profondément l’histoire des États-Unis.

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Noms de pays, noms de gens

Le roman de Percival Everett travaille donc un thème brûlant : celui des violences racistes et il le fait sur un mode tout à fait particulier : la comédie policière, dont le burlesque devient le lieu privilégié d’une description très singulière de l’Amérique contemporaine. Les personnages sont tous typés à l’extrême : l’idiotie des Blancs dont les gosses traînent avec les porcs et les putois dans des cours immondes, le flegme des détectives noirs blasés par le racisme qu’ils subissent depuis toujours, et dont ils retournent les réflexes en permanence chez leurs interlocuteurs : tout ça est extrêmement cinématographique, pris dans des chapitres très courts, avec un sens de la chute et du dialogue particulièrement plaisants. Caricaturaux, les personnages, les lieux, les meurtres même le sont, mais cette outrance ne joue pas contre le réel, au contraire, elle permet de le voir autrement, et d’en mesurer la violence et l’injustice.

Il y a une chose, notamment que je trouve très intéressante à cet égard, c’est l’utilisation des noms - noms de lieux, noms de gens. Ce bled s’appelle “Money”, “argent” donc, alors qu’il est misérable comme tout ; un des blancs tués en premier s’appelle “Junior Junior” et son fils “Triple J”, un employé du légiste s’appelle Pick L. Dill (qui veut aussi dire cornichon à l’aneth). Autant de noms dont l'absurdité transforme les identités en blagues grinçantes. Or au cœur
du livre, il y a une liste de noms, pas absurdes ceux-là, et dont l’accumulation sur les pages saisit le lecteur : les noms de toutes les victimes de crimes racistes depuis 1913, qu’un jeune chercheur qui est comme le double de l’écrivain se donne pour mission de produire : le roman de Percival Everett sort ainsi d’un coup du régime grotesque la réalité des crimes racistes, pour mieux ensuite poursuivre l’enquête. Châtiment tient ainsi avec maestria et sur un thème rebattu par la fiction américaine, à la fois le sérieux du sujet et la singularité radicale de sa forme.

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