Boîtes à livres : un phénomène en plein boum

L'arbre à livres de la place Saint-Epvre à Nancy, inauguré en 2013, est le plus ancien de la ville ©Radio France - Hélène Combis
L'arbre à livres de la place Saint-Epvre à Nancy, inauguré en 2013, est le plus ancien de la ville ©Radio France - Hélène Combis
L'arbre à livres de la place Saint-Epvre à Nancy, inauguré en 2013, est le plus ancien de la ville ©Radio France - Hélène Combis
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On les appelle "boîtes", "arbres", ou "armoires à livres", et on en compte aujourd’hui plus de 10 000 sur tout le territoire, dans les villes comme en zone rurale. Cinq fois plus qu'il y a six ans. Mais qui est leur public ? Reportage à Nancy, où ces dispositifs rencontrent un franc succès.

L'histoire dit que  les boîtes à livres seraient apparues en Autriche au début des années 1990, imaginées par un duo d'artistes, Clegg & Guttmann. Depuis, le dispositif a fait du chemin, séduisant les pays du monde entier. En France, on compte 10 000 boîtes à livres, et le phénomène n'en finit plus de s'étendre et de gagner en popularité. Mais qui sont ces flâneurs, qui ne résistent jamais à l'envie de jeter un œil dans ces rayonnages peu hétérodoxes ? D'après une enquête sociologique, les flâneurs seraient surtout des flâneuses et auraient rarement moins de 36 ans. Nous sommes partis à leur rencontre à Nancy, une ville fière de ses douze "arbres à livres" (le nom d'usage là-bas).

Un effet pochette surprise

"'Ma chère Sylvie, j'ai ôté la couverture du livre afin que tu ne lises pas le résumé pour que tu puisses être enchantée par ta lecture. Amitiés. Mireille.’ Bon, on va tester ! ”, commente Sylvie, le sourire aux lèvres, en mettant sous son bras le livre dont elle vient de déchiffrer la dédicace.

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Nous sommes place Saint-Epvre, à Nancy, à côté de la basilique et d'une route un peu passante. À cet endroit fréquenté, bordé de cafés, se trouve depuis 2013 le plus vieil arbre à livres de la ville. En fait, d'arbre, c'est plutôt un petit cabanon pimpant de deux mètres de haut au toit moussu. Dans ses étagères vert et jaune, des ouvrages bien classés : littérature française, jeunesse, livres scolaires, biographies… C'est Jean Paul dans sa doudoune orange vif, qui veille au grain. Cet habitant très tatillon vient mettre de l'ordre deux fois par jour ; et les riverains s'y retrouvent bien, comme Francis, un magistrat. Il passe par là fréquemment et a fait aujourd'hui une bonne moisson :

"'La pesanteur et la grâce’, de Simone Weil, et ‘Sous bénéfice d'inventaire’, un livre de Marguerite Yourcenar dont je n'ai jamais entendu parler. C’est très divers ce qu’on trouve ici. C’est vrai que dans les boîtes à livres, on va surtout trouver du Marc Levy, des auteurs de gare… même si c’est un peu méprisant de dire ça (rires)”

De fait, cet arbre est l’un de ceux qui fonctionnent le mieux dans la ville - contrairement à celui en arc de cercle de la place Charles III qui, nous dit-on, est squatté.

C’est l’association Vieille Ville en Action, en lien avec la Maison des Jeunes et de la Culture (MJC), qui le gère, même s'il tourne presque en autonomie : “L’idée a été lancée en 2011. Nous avions un petit peu d’argent qui venait en particulier des vide-greniers, donc nous avons fait dessiner le projet par un jeune artiste en nous inspirant de ce qui existait déjà en France et à l’étranger. La mairie a fabriqué l’arbre à livres. C’est un mobilier, nous devions le changer de place tous les trois mois, mais il n’a jamais bougé. De temps en temps simplement, on l’enlève pour le faire repeindre. Le bouche-à-oreille marche très bien : ceux qui veulent déposer des livres peuvent le faire à la MJC, où nous avons notre stock”, explique Marie-Paule Clermont, ancienne professeur d'histoire-géographie et membre de l'association.

Il leur arrive simplement de faire du tri dans les revues déposées, précise-t-elle : “On y trouve parfois, disons, des théories religieuses qu’on n’approuve pas.

Qui cède aux sirènes des boîtes à livres ?

Au-delà de ces rencontres furtives avec les utilisateurs, difficile de cerner le public des arbres à livres. Mais un sociologue, Claude Poissenot,  a mené une enquête publiée en janvier dernier. Avec l’aide de l’entreprise Recyclivre, qui a diffusé son questionnaire, il a collecté 1 300 réponses d’utilisateurs de 673 boîtes à livres réparties sur tout le territoire.

La tranche d'âge qui est bien couverte, c'est les 35-65 ans. Avant cet âge-là, soit les jeunes ne sont pas assez sûrs d’eux, soit ils n'ont pas encore suffisamment accumulé pour rentrer dans une logique de partage. Il y a aussi plus de femmes, indéniablement [81% selon l’enquête] ; c’est intéressant parce qu’elles en ont aussi un usage différent : les femmes sont plus dans une logique de partage alors que les hommes déposent, ou prennent, mais le partage, c’est un peu moins leur histoire. Enfin, ce sont surtout des urbains. Cette surreprésentation s’explique par le fait que les diplômés utilisent plus fréquemment les boîtes à livres - un quart des utilisateurs a le bac, ou moins.

L’enquête révèle aussi que l’utilisation des arbres à livres n’entre pas en concurrence avec le fait de se rendre en librairie, ou en bibliothèque, et qu’il s’agit d’un usage différent. Sauf pour les moins diplômés : 37% des utilisateurs ayant le bac ou moins n’emprunteraient jamais de livres en bibliothèque.

Le sociologue Claude Poissenot, auteur de l'enquête sur le public des boîtes à livres, rencontré en Lorraine, où il enseigne
Le sociologue Claude Poissenot, auteur de l'enquête sur le public des boîtes à livres, rencontré en Lorraine, où il enseigne
© Radio France - Hélène Combis

Enfin, Claude Poissenot nous confie quand même son étonnement : comme nous avons pu le constater également, il y avait autant, voire plus d’hommes que de femmes flânant auprès des boîtes nancéiennes, le jour de notre reportage. Les hommes auraient-ils simplement montré plus de réticence que les femmes à répondre à l’enquête ? "C’est une hypothèse à sérieusement envisager", estime le sociologue.

Dans un contexte de crise économique, le livre gratuit, convoité

Dominique Schweitzer est bouquiniste depuis 40 ans. Elle donne des livres, mais dans des boîtes à livres situées loin de Nancy, sinon ils lui reviennent
Dominique Schweitzer est bouquiniste depuis 40 ans. Elle donne des livres, mais dans des boîtes à livres situées loin de Nancy, sinon ils lui reviennent
© Radio France - Hélène Combis

Claude Poissenot évoque aussi la “prédation” dont les livres peuvent faire l'objet. Elle a pris de l'ampleur dans le contexte économique, mais n'empêche pas le fonctionnement du dispositif et n'a pas non plus de conséquences pour les vendeurs de livres. Dominique Schweitzer en témoigne : elle est bouquiniste à Nancy depuis 40 ans, et n’a jamais été dérangée par la multiplication de ces dispositifs dans la ville (en 2023, Nancy en a vu sept de plus voir le jour dans ses rues).

La culture, il en faut pour tous, et pour toutes les bourses. Après, il y a des personnes, malheureusement, qui récupèrent les ouvrages pour pouvoir aller les vendre, qui font le tour des bouquinistes de la ville, ou les proposent à des brocantes. Mais il y a une misère en France. Donc vous avez des gens qui font ça pour quelques euros… et je ne me vois pas non plus dire leur dire non. Après tout, on reste dans le circuit du livre ! L'essentiel c'est qu'ils ne soient pas jetés.

Michel Rabot et Jean-François, membres de l'association La Passerelle, à Nancy le 13 février 2023
Michel Rabot et Jean-François, membres de l'association La Passerelle, à Nancy le 13 février 2023
© Radio France - Hélène Combis

D'ailleurs, si les arbres à livres sont majoritairement gérés par des associations ou MJC, c'est que l'ambition reste de créer du lien social. En 2018, l'association La Passerelle, à Nancy, a ainsi garni de livres une ancienne cabine téléphonique sur un axe près d'un pont qui relie deux quartiers de la ville. Et si certains livres sont parfois jetés dans le canal ou sur les toits alentour, comme nous le confie son président Michel Rabot, la plupart atterrissent entre de bonnes mains.

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