Les mille et une vies de l'humanisme, métamorphoses d'une idée : épisode • 4/4 du podcast Louise Labé et le temps de l’humanisme

Détail du tableau "L'Astronome" de Johannes Vermeer, peint vers 1668 ©Getty - DEA / G. DAGLI ORTI/De Agostini via Getty Images
Détail du tableau "L'Astronome" de Johannes Vermeer, peint vers 1668 ©Getty - DEA / G. DAGLI ORTI/De Agostini via Getty Images
Détail du tableau "L'Astronome" de Johannes Vermeer, peint vers 1668 ©Getty - DEA / G. DAGLI ORTI/De Agostini via Getty Images
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Entre l’humanisme de la Renaissance, l’humanisme du XVIIIe siècle autour du mouvement des Lumières, et celui du XIXe siècle autour d’un idéal scientifique et rationaliste, voire positiviste, parle-t-on bien de la même chose ? Comment le concept d’humanisme est-il né et comment a-t-il évolué ?

Avec
  • Stéphane Pujol Professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Toulouse-Jean Jaurès
  • Juliette Grange Professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université François Rabelais de Tours

Le mot humaniste est présent dans le Dictionnaire de l’Académie française dès sa quatrième édition, en 1762. Il désigne "celui qui sait bien ses humanités. Il se dit aussi de celui qui les enseigne." C’est le sens qu’il conserve, avec d’infimes variations, jusqu’à la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française, 170 ans plus tard, en 1932 : l’humaniste "est celui qui a une connaissance approfondie de la langue et de la littérature grecque et romaine". Aujourd’hui, le sens du mot s’est élargi puisque dans la neuvième édition, l'humaniste est le "penseur qui fonde sa réflexion sur la reconnaissance de l'homme comme valeur universelle".

Qu’est-ce que l’humanisme des Lumières ?

Le mot même d’humanisme est né au XVIIIe siècle pour désigner la Renaissance du XIVe au XVIe siècle. Rapidement, un deuxième sens se fait néanmoins jour, qui consiste à placer la figure humaine comme valeur cardinale et comme fin. Le XVIIIe siècle voit en effet la naissance du mouvement des Lumières, qui postule la centralité de la raison, une raison universelle qui doit éclairer le monde et permettre de lutter contre l’obscurantisme, tout en offrant à l’individu la possibilité de s’autodéterminer. La raison, commune à tous les hommes, apparaît alors comme le critère définitoire de l’humanité. L’idée d’une universalité humaine, c'est-à-dire d’une nature humaine commune, par-delà le temps et l’espace, se fait ainsi jour. À la raison universelle vient également s’adjoindre une morale universelle, qui existerait au-delà des différences culturelles. De cette idée d’un universalisme humain découle aussi l’idée de droits et de devoirs universels. "Pour les Lumières, il s'agit de rappeler aux hommes que leur commune humanité leur enjoint de faire preuve d'humanité, c'est-à-dire de bienveillance et de compassion.", développe Stéphane Pujol, professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Toulouse-Jean Jaurès.

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Auguste Comte et la "religion de l'Humanisme"

Au XIXe siècle, l’humanisme connaît une nouvelle inflexion, avec une prise en compte accrue de la question sociale. Dans le contexte de l’industrialisation et d'avancées techniques et scientifiques majeures, la notion de progrès apparaît comme centrale. L'humanisme devient le fleuron d’une lutte sociale et politique, qui se double souvent d’une interrogation religieuse, et cherche à créer une société des libertés, de la culture et de la connaissance, et à donner à l’individu toute son autonomie. Pour Juliette Grange, professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université François Rabelais de Tours, l'humanisme du XIXe siècle veut transmettre cette culture à tous, du moins en principe : "Il y a beaucoup de projets d'encyclopédie et de propositions de vulgarisation dans la presse d'éducation populaire. La connaissance classique et scientifique est émancipatrice pour l'humanité."

Saint-Simon, l’une des figures de proue du socialisme utopique, est un penseur central de ce nouvel humanisme. Auguste Comte, son disciple, connu pour sa doctrine positiviste, propose de fonder une nouvelle religion, la "religion de l’Humanité". Il entend fonder une religion sans Dieu, sans toutefois renoncer à la vie spirituelle et aux valeurs morales. Il propose alors une nouvelle forme de divinité, l’humanité elle-même, qui doit être adorée par l’homme. La religion de l’Humanité sacralise le savoir et l’éducation, et se fixe pour but la diffusion de la connaissance, à travers laquelle sont réalisées des valeurs humanistes et universelles. Dans le même temps, Auguste Comte n’oublie pas la dimension concrète de la condition humaine, et appelle à améliorer le sort des plus démunis, dont l’humanité est mise à mal par la misère.

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Les critiques de l'humanisme

Le XXe siècle voit l’avènement de féroces critiques de l’humanisme, voire d’un anti-humanisme assumé. Les Lumières, leur rationalisme et leur universalisme, sont remis en cause, en particulier après la Shoah, qui apparaît comme la preuve que la raison dévoyée s’est perdue et a mené à sa propre négation. Il ne semble donc plus possible de fonder un système de valeurs sur l’usage de la raison. Les contradictions des Lumières sont également mises en évidence, alors que l’idée de progrès entre en crise. L’humanisme, en tant qu’il postule un universalisme, apparaît porteur de violence, puisqu’il a justifié la colonisation, le racisme, l’impérialisme, en postulant différents niveaux d’humanité. L'humanisme est également accusé d’ethnocentrisme : derrière la raison universelle et les idéaux universalistes, ne distingue-t-on pas plutôt la figure de la raison européenne, qui fait violence aux différences culturelles et aux particularismes extra-européens ?

Pour en savoir plus

Juliette Grange est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université François Rabelais de Tours. Elle est spécialiste des idées politiques au XIXe siècle, d’Auguste Comte, de l’articulation entre sciences et politique, du mouvement de sécularisation et de l’apparition des sciences humaines.
Publications :

  • L’Idée d’Europe au XIXe siècle. Aux sources de l’européanisme dans la pensée française, Le Manuscrit, 2024
  • Comte, philosophie politique, Kimé, 2023
  • Entre science et société, la philosophie d'Auguste Comte, Kimé, 2021

Stéphane Pujol est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Toulouse-Jean Jaurès. Il est spécialiste de littérature et philosophie (XVIIe-XVIIIe siècles), de la réception et de l’actualité des Lumières, de la littérature d’idées.
Publications :

  • *Morale et Science des mœurs dans l'*Encyclopédie, Honoré Champion, 2021
  • Le Philosophe et l’original. Étude du Neveu de Rameau, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2016
  • Le Dialogue d’idées au dix-huitième siècle, Studies on Voltaire and Eighteenth Century, Voltaire Foundation, 2005

Références sonores

  • Lecture par Baptiste Malafart de la définition du mot "Homme" dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751
  • Archive du philosophe Maurice Clavel, 27 janvier 1971
  • Lecture par Thomas Beau d’un extrait du Nouveau christianisme. Dialogues entre un conservateur et un novateur de Saint-Simon, 1825
  • Archive de l’historien des religions Milad Doueihi à propos des trois définitions de l’humanisme selon Claude Lévi-Strauss, Place de la toile, France Culture, 29 octobre 2011
  • Lecture de Frédérique Labussière du "Sonnet de la Belle Cordière", attribué à Louise Labé, mais qui serait un pastiche du XIXe siècle, selon l’édition de Françoise Charpentier à la NRF
  • Archive de Jean-Pierre Lacassagne à propos de Pierre Leroux, France Culture, 4 juillet 1980
  • Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020

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