L’anniversaire de Martine : que faire des stéréotypes de genre ?

La couverture originale de "Martine petite maman" (1968) - Marcel Marlier / Editions Casterman
La couverture originale de "Martine petite maman" (1968) - Marcel Marlier / Editions Casterman
La couverture originale de "Martine petite maman" (1968) - Marcel Marlier / Editions Casterman
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À l'occasion des 70 ans de la célèbre héroïne créée par Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, on pose ici cette trop vaste question : "Faut-il réécrire les histoires du patrimoine littéraire qui véhiculent des stéréotypes, et si oui, comment ?"

C’est une petite fille gaie, curieuse, toujours bien habillée et à qui il n’arrive pas grand-chose au fond : elle va à la ferme, à la mer, au cirque, fait le ménage, du camping, de la danse ou de la bicyclette ; elle a deux petits frères et un chien qui s’appelle Patapouf. Elle fête cette année ses 70 ans : vous l’aurez peut-être deviné, je veux parler de Martine. C’est Louis-Robert Casterman, le directeur de la fameuse maison basée à Tournai, qui, fort du succès de la série des aventures de Tintin, notamment, eut l’idée de demander en 1954, à deux de ses collaborateurs, l’auteur Gilbert Delahaye, et l’illustrateur Marcel Marlier, d’imaginer une héroïne féminine destinée à ravir les enfants de 5 à 8 ans. Soixante-dix ans, 60 albums et des centaines de couvertures parodiques plus tard, plus de 120 millions d’exemplaires ont été vendus en langue française, 50 millions traduits dans une trentaine de langues étrangères. Après le décès de Gilbert Delahaye en 1997, c’est le fils de Marcel Marlier, Jean-Louis Marlier, qui prit le relai pour les scénarios, jusqu’au dernier album paru en 2010, Martine et le prince mystérieux. Marcel Marlier est mort en 2011, et il ne souhaitait pas que Martine soit dessinée par un autre que lui.

Gommer les stéréotypes de genre, est-ce possible ?

À l’occasion de cet anniversaire, les éditions Casterman font paraître un livre intitulé  Martine, l’éternelle jeunesse d’une icône, signé d’une chercheuse en littérature, Laurence Boudard. Dans ce livre, un tout petit chapitre est consacré aux "évolutions et adaptations" que la maison Casterman a fait subir au personnage et aux albums, en accord avec les ayant droits des deux auteurs – et c’est ce chapitre qui m’a arrêtée. Je cite ce livre : "Plusieurs titres ont été revus pour atténuer les stéréotypes de genre – grief souvent adressé à la série. Ainsi, 'Martine, petite maman' est-il devenu 'Martine garde son petit frère', en accord avec les attentes et les réalités de la société contemporaine'." Dans un entretien accordé à la presse, cité dans ce livre, Céline Charvet, directrice du département jeunesse de Casterman, détaille encore : "Nous avons décidé de faire réécrire le texte de Martine pour gommer les stéréotypes qui avaient le plus vieilli", fin de citation. L’attitude décrite ici renvoie à une vaste question : "Faut-il réécrire les histoires du patrimoine littéraire qui véhiculent des stéréotypes ? Et si oui, comment ?"

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Les gouaches lumineuses de Marcel Marlier

Je vais bien me garder de répondre à cette question, bien trop complexe pour qu’on puisse la régler en cinq minutes. Je me contenterai ici de faire quelques remarques. Premièrement, je ne suis pas sûre qu’il soit possible de "gommer" un stéréotype de genre dans une histoire, comme on effacerait un trait de crayon. Je ne suis pas non plus sûre qu’il soit possible d’identifier quelque chose comme "les attentes et les réalités de la société contemporaine", attentes et réalités par définition mouvantes et diverses. Le rôle d’un éditeur est de proposer, à travers les auteurs qu’il publie, une vision de la réalité, pas de répondre à une supposée attente à son sujet. Le problème n’est pas simple, bien sûr, je ne dis pas qu’il faut ne rien modifier, ne rien toucher, mais je ne suis pas certaine que changer le titre Martine petite maman en Martine garde son petit frère permette, en l’occurrence, d’effacer le stéréotype. Cet album, ironiquement paru en 1968, raconte la journée que Martine passe chez elle, alors que "maman et papa sont partis en voyage pour la journée". Lorsque l’album s’ouvre, "Le réveil sonne. Vite, Martine se lève car elle doit remplacer Maman et s’occuper d’Alain, le petit frère". On suivra la petite fille dans toutes ses activités auprès du bébé : lui faire prendre son bain, l’habiller, le faire manger, etc. Conclusion du récit : "Martine aime beaucoup son petit frère… Mais elle est contente que Papa et Maman rentrent tout à l’heure. Car bien sûr, cela n’est pas facile de s’occuper de bébé toute la journée". Le stéréotype se loge ici dans le sous-texte, qui consiste à voir dans la mère la personnalité "naturellement" désignée pour s’occuper d’un bébé, ce toute la journée, ce au sein d’un couple hétéronormé. Malgré cela, et malgré le côté un peu niais, avouons-le, de cette histoire, me frappe à la relire le plaisir un peu coupable que j’y prends. Il tient à l’identification au plaisir pris par l’héroïne elle-même à être, le temps du récit, entièrement responsable de son petit frère, comme une adulte. Plus encore, et comme l’ensemble de la série, je crois, il tient à la délicatesse des dessins à la gouache de Marcel Marlier, ces couleurs pastel extraordinairement lumineuses, leur mélange de réalisme et d’onirisme, fruit d’un très long travail de recherche. Dans un documentaire que Maryvonne Abolivier et Perrine Kervran avaient consacré à l’héroïne, malicieusement intitulé Martine à la radio et diffusé en 2007 sur France Culture, Marcel Marlier racontait comment les 19 planches d’un album lui demandaient pas moins de 500 esquisses préparatoires au calque. Dans la question de la réécriture des histoires classiques, se pose évidemment la question du respect de la volonté de ses auteurs. La façon dont Casterman réutilise en l’occurrence les dessins de Marcel Marlier pour une nouvelle série d’albums mettant en scène Martine dans des histoires avec montages photos, façon guide touristique : Martine en Bretagne, Martine au Louvre ou le tout dernier, Martine à Paris, dit suffisamment à mon sens le peu de cas qui est fait de son travail. Le rendu faiblard des couleurs, ternes, dans les rééditions des albums originaux, également.

Accompagner la formation du regard critique

Pour conclure sans conclure, je crois qu’un enfant est tout autant capable qu’un adulte de poser un regard critique sur une histoire, pour peu qu’on en discute avec lui. Je crois qu’il est du rôle des éditeurs, des parents, des enseignants, de toutes celles et tous ceux qui entourent les enfants, d’accompagner la formation de ce regard, et que cela passe aussi par la défense du soin et de l’attention que les auteurs, autrices, dessinateurs et dessinatrices ont placé dans leur travail. Pour s’en faire une idée, je recommande d’écouter Marcel Marlier dans ce merveilleux documentaire, Martine à la radio, qui a été rediffusé dans les Nuits il y a quelque temps et que l’on peut donc réentendre sur le site de France Culture :

Les Nuits de France Culture
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