"L'arène ennemie" : Wittig en fractales

Monique Wittig en 1966 - Les Lee/Daily Express/Hulton Archive/Getty Images
Monique Wittig en 1966 - Les Lee/Daily Express/Hulton Archive/Getty Images
Monique Wittig en 1966 - Les Lee/Daily Express/Hulton Archive/Getty Images
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Les éditions de Minuit font paraître "Dans l'arène ennemie", un recueil composé de textes inédits en français de Monique Wittig, grande écrivaine féministe, dont la variété montre paradoxalement la ténacité de la pensée.

C'est un corpus de textes exhumés, traduits et annotés par Sara Garbagnoli et Théo Mantion pour les Editions de Minuit, qui parait ces jours-ci, alors que Monique Wittig est devenue ces derniers temps année une figure majeure de la doxa féministe grand public, découverte par une nouvelle génération dont je suis, une découverte qui est souvent éclatante, tant sa parole résonne avec force et clarté.

Monique Wittig est née en 1935 en France, morte aux États-Unis en 2003 ; philosophe, romancière et poète, militante, elle est l’autrice d’articles et conférences sur ce qu’elle a appelé le “contrat hétérosexuel”, une manière de dénaturaliser, dans une logique proche de Barthes, le “ça va de soit” de l’hétérosexualité, la révéler pour ce qu’elle est selon elle, soit un régime politique et économique reposant sur l’exploitation des femmes et l’exclusion des homosexuelles. Elle est aussi l’autrice de fictions mythologiques largement inspirées de son expérience de femme lesbienne, et notamment L’Opoponax.

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Ce nouveau livre n’est apparemment pas le meilleur moyen d’aborder son œuvre si on ne la connaît pas, qui mélange des textes aux statuts très différents, tous écrits et/ou prononcés entre 1966 et 1999 : des articles de critique d’art sur Godard ou Flaubert, des extraits d’un colloque sur Nathalie Sarraute, des interventions militantes dans des congrès féministes, des entretiens pour la presse spécialisée jusque-là pas encore traduits en français, des préfaces ou avant-propos à ses grands textes déjà publiés, et même une note sur une mise en scène de théâtre à laquelle elle avait participé, faisant jouer les personnages masculins de Don Quichotte par des comédiennes. Apparemment ça part dans tous les sens, et pourquoi pas : signes éparpillés d’une vie intellectuelle riche et internationale ; mais ce qui est assez passionnant, c’est de lire dans la succession de ces morceaux inédits, une pensée d’une stabilité exemplaire et capable de s’exprimer dans des biais très différents.

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Pied ferme

On y retrouve cette théorisation impeccable de l’évidence du contrat hétérosexuel, cette démonstration de l’esclavage féminin historiquement organisé. On y retrouve les frottements à la fois compliqués et fertiles politiquement entre féminisme et lesbianisme. Mais aussi, au-delà, et constitutif même de toute prise de parole : cette réflexion passionnante sur la langue, la nécessité de s’approprier la langue majoritairement masculine, et d’en inventer une autre, poétique, pour dire ce qu’elle appelle “le corps lesbien”. Ça passe par la réactivation de vieux mythes, celui des Amazones par exemple, le dégagement géographique vers des îles imaginaires, la précision lexicale à l’endroit de la description du sexe féminin, ou encore cette manière d’ouvrir des brèches dans les mots : mettre par exemple un signe de ponctuation entre le J et le E de "Je", pour sortir le soi féminin de la gangue des discours majoritaires. Cette réflexion-là, elle est la parfaite articulation entre une nécessité politique et une nécessité esthétique, cette fameuse articulation que je piste sans cesse. À cet endroit encore la théorie de Wittig est limpide, quand elle parle du langage, elle en parle comme d’une matière, une force, qui doit être domptée, retournée, des mots qui doivent être « musclés » même, c’est le genre de mots qu’elle emploie - qu’elle parle de l’esthétique de Godard, ou de la révolution féministe.

En fait, ce recueil constitue moins, à la réflexion, des miscellanées, qu’une figure fractale, vous savez, ce modèle mathématique, selon lequel le plus petit a la même forme que le plus grand, comme certains choux: la plus petite unité observable a la même forme que le légume dans son entier. Et bien c’est exactement ça qui se produit avec ce recueil de textes de Monique Wittig: la plus petite unité, le plus petit texte, voire même parfois un seul paragraphe concentre toute la cohérence de sa pensée, c’est sans doute là que se fonde cette clarté qui lui est si propre. Et qui permet d’entrer armé.e dans “l’arène ennemie”.

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