Masculinismes, identitaires : les réseaux au service d’une nouvelle vague réactionnaire

En France, l’extrême droite est la force politique qui publie le plus de messages haineux sur les réseaux, selon l'étude de Reset Tech. ©Getty - wenjin chen
En France, l’extrême droite est la force politique qui publie le plus de messages haineux sur les réseaux, selon l'étude de Reset Tech. ©Getty - wenjin chen
En France, l’extrême droite est la force politique qui publie le plus de messages haineux sur les réseaux, selon l'étude de Reset Tech. ©Getty - wenjin chen
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Alors que le sentiment de déclin de la population française ne cesse d'augmenter et que le pays semble traversé par une "fracture identitaire", une nouvelle vague d'influenceurs d'extrême droite émerge sur les réseaux sociaux.

Avec
  • Tristan Mendès France Enseignant dans le domaine du numérique et collabore à l’Observatoire du conspirationnisme
  • Benjamin Tainturier Doctorant au Medialab de Sciences Po sur le “Renouvellement de l’engagement militant de la droite radicale sur internet et les médias sociaux”
  • Gala Hernández López Artiste-chercheuse, réalisatrice de “La Mécanique des fluides”
  • Christophe-Cécil Garnier Rédacteur en chef adjoint du pôle enquête de StreetPress

Une émission en partenariat avec Numerama. Retrouvez chaque semaine les chroniques de Marie Turcan et Marcus Dupont-Besnard.

Dans sa série "La Fièvre", diffusée sur Canal+, Éric Benzekri, également auteur de "Baron noir", explore les fractures identitaires qui traversent la France. Lors d’une remise de prix, un joueur de football noir assène un coup de tête à son entraîneur et le traite de "sale toubab". Un évènement relayé et très médiatisé, catalyseur des fractures identitaires du pays, faisant écho aux dernières actualités politiques, comme le drame de Crépol en novembre dernier, ou plus récemment, la polémique autour de la chanteuse Aya Nakamura.

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À l'origine de l'exacerbation des tensions : les réseaux sociaux, qui, comme l'explique Benjamin Tainturier, fonctionnent "sur la réputation sociale". Les plateformes mettent en avant les "contenus polarisantsviolents, qui forcent à prendre position, vous font liker, détester, réagir". Puisque les "plateformes rassemblent des communautés idéologiques de différentes natures", appuie Tristan Mendès France, ces dernières "ont tendance à s'affronter" dans une logique du "nous" contre "eux", ce qui "attise le débat accentue la violence en ligne. Un modèle assez porteur pour les influenceurs d'extrême droite qui savent jouer de cette polarisation", en "excitant à la fois leur propre base", tout en "profitant de l'indignation en face pour gagner en visibilité", "être relayés" et monter dans les tendances.

L'extrême droite : une sous-culture ?

À ses débuts, "Internet a permis l'expression d'une quantité de sous-cultures qui n'avaient pas la parole dans les médias", expose Christophe Cécil Garnier, rédacteur en chef adjoint du pôle enquête de StreetPress. Le réseau était un "champ libre", dans lequel l'extrême droite pouvait exposer ses idées. "Le FN est par exemple le premier parti de France à s'être doté d'un site internet. [...] Aujourd'hui, la fachosphère est très souvent en avance sur la culture internet." En créant des images par le biais de "l'intelligence artificielle", elle "donne corps à ses fantasmes". Aujourd'hui, "tous les faits divers qui marchent" comportent "des vidéos ou des photos", notamment "celles des victimes (Lola, Thomas...)", qui suscitent "énormément d'empathie".

"La gauche ne sait pas utiliser les memes". C'est en tous cas ce qu'illustre la "phrase très populaire sur Internet dans les cultures numériques : "the left can't meme", explique Tristan Mendès France, spécialiste des cultures numériques et de l'extrémisme en ligne. L'idée, c'est de dire qu'il n'y a que la droite qui a les codes en main et que tous les autres sont des has-been en ligne, [...] en retard sur le marché de la tendance et des usages." Une expression "assez symptomatique du fait que la droite est en pôle position sur le terrain de l'expression culturelle numérique depuis très longtemps", et que "cela continue encore aujourd'hui".

Répliques
51 min

La communauté "Incels"

Dans le cadre de la réalisation de son documentaire "La Mécanique des fluides", l'artiste-chercheuse Gala Hernández López a infiltré virtuellement les communautés Incels, ou "involuntary celibate" : "Une communauté d'hommes - principalement originaires d'Amérique du Nord - qui ne parviennent pas à trouver de partenaire sexuelle malgré leur désir d'en avoir une". Le documentaire, explique-t-elle, "prend comme point de départ la lettre de suicide d'un membre, publiée sur Reddit, dans un forum qui s'appelait Brain Cells." En effet, les Incels se sentent "seuls" et "déclassés" appuie Benjamin Tainturier. Un sentiment que l'on retrouve dans les discours de Jean-Marie Lepen et des influenceurs d'extrême droite : "nous sommes les vaincus", "les oubliés de l'histoire", et "il est temps pour nous de prendre notre revanche."

Dans Les Grands-remplacés, le journaliste Paul Conge s'intéresse aux "déclassés" qui se tournent vers "les influenceurs d'extrême droite" parce qu'ils se sentent compris, indique Christophe Cécil Garnier. Dans "les années 2010, il y a notamment la personne d'Alain Soral, qui, avant d'être un idéologue, antisémite, raciste, était un pick-up artiste", autrement dit "un dragueur". Puis est arrivée une "seconde vague" d'influenceurs qui "se positionne en opposition à la première", poursuit Benjamin Tainturier. Tandis qu'Alain Soral et Dieudonné "incarnent le moment pivot entre militantisme traditionnel, proche des courants intellectuels, Le Raptor Dissident, Baptiste Marchais ou encore Papacito se positionnent eux à distance du débat d'idées et investissent davantage YouTube. Ils embrassent tous les gimmicks de réalisation et d'éditorialisation" et se présentent - non comme des militants d'extrême droite - mais comme des YouTubeurs humour, lifestyle, etc. Enfin, la troisième vague masculiniste joue, quant à elle, sur "un amalgame" entre "masculinité" et "réussite professionnelle", à l'image d'Andrew Tate, "un ancien champion de kickboxing qui s'est confronté à Greta Thunberg dans une espèce de passe d'armes par réseaux sociaux interposés, condamné il y a quelques années, alors qu'il résidait en Roumanie, pour proxénétisme et trafic d'êtres humains."

Les Enjeux des réseaux sociaux
2 min

La cryptomonnaie : d'extrême droite ?

Au sein de la "communauté des cryptomonnaies", le coaching masculiniste est très présent, explique Gala Hernández López. Il existe de nombreuses "académies qui proposent des formations en ligne pour apprendre à faire du trading", accompagnées "de formations en développement personnel". Bien que la cryptomonnaie soit "légitime" et que l'on puisse s'y intéresser sans être d'extrême droite, ajoute Tristan Mendès France, "beaucoup de profils" de ce bord politique "cherchent à récupérer une partie des cryptofans en ligne. [...] Steve Bannon, ex-conseiller de Donald Trump, disait en 2019 que la crypto serait la monnaie de l'extrême droite." Elle démontre, selon Christophe Cécil Garnier, une volonté de se placer "hors système" et de "désactiver l'État."

Les Enjeux des réseaux sociaux
4 min

Modification du paysage audiovisuel

Si les extrêmes n'avaient jusqu'alors pas accès à l'univers des médias, force est de constater que la parole présente sur les réseaux sociaux se retrouve désormais dans l'espace télévisuel. Un modèle "importé des États-Unis" dans lequel les médias forts et les réseaux sociaux interagissent, affirme Tristan Mendès France. "La radicalité en ligne, qui profitait auparavant de son propre buzz, de sa viralité naturelle, organique, ou poussée par les algorithmes, trouve aujourd'hui une synergie avec des émissions et des chaînes beaucoup plus mainstream. [...] Les petits extraits de passages assez radicaux qui passent sur des chaînes de radio ou de télévision en France" deviennent des "matériaux de consommation et de viralisation en ligne." Il y a aujourd'hui "une vraie hybridation entre quelques médias qui ont pignon sur rue et cette radicalité en ligne."

Certains médias, explique Benjamin Tainturier, se donnent pour devoir de "réinformer". "Pascal Praud, suite au drame de Crépol, parle de la réécriture de l'histoire que ferait le Parisien ou BFMTV", tandis que lui, au contraire, "revendique un bon sens, une proximité avec le réel et avec l'interprétation immédiate des choses", par laquelle il "convient de réinformer" pour dire vraiment ce que serait la réalité. "Évidemment, c'est aussi de la désinformation, précise le doctorant au Medialab de Sciences Po, Benjamin Tainturier, C'est une interprétation des choses."

Soft Power
1h 34

Réécoutez  Les Nouvelles d'un Monde Meilleur de Juliette Devaux, toute l'actualité de la semaine qui éclaire le monde de la tech.

Pour aller plus loin :

Gala Hernández López, 2022,  La mécanique des fluides, L’Heure d’été & Après les Réseaux Sociaux.

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