Dix-sept, fou (Siebzehn, irr) de Paul Klee, 1923. Musée d'Art de Bâle. ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images via Getty Images
Dix-sept, fou (Siebzehn, irr) de Paul Klee, 1923. Musée d'Art de Bâle. ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images via Getty Images
Dix-sept, fou (Siebzehn, irr) de Paul Klee, 1923. Musée d'Art de Bâle. ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images via Getty Images
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Durant la Seconde Guerre mondiale, une approche psychiatrique d'un genre nouveau voit le jour en Lozère. Un groupe de médecins, de penseurs et d'artistes fuyant le fascisme élabore une nouvelle manière d'aborder la folie et d'accompagner les patients dits "aliénés".

Avec
  • Camille Robcis, historienne, enseignante à l'Université de Columbia aux États-Unis, spécialiste d'histoire intellectuelle et politique française

Cette histoire est celle d'une aventure médicale et intellectuelle, une aventure humaine aussi, faite d’échanges, d’imagination, et de souci de l’autre. Elle nous conduit en Lozère, dans un château, celui de Saint-Alban, Saint-Alban-sur-Limagnole, dans le Gévaudan.

Un hôpital en résistance

Sous l'Occupation, les hôpitaux psychiatriques sont dans un état humanitaire désastreux. Les patients souffrent de faim, de froid et de la pénurie de médicaments. À Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, un groupe de médecins, de penseurs et d'artistes convergent vers un même hôpital, fuyant le fascisme sous toutes ses formes. Ensemble, ils élaborent une nouvelle manière d'aborder la folie et les soins à lui apporter, et posent les fondements théoriques et pratiques de la psychothérapie institutionnelle. "Le fait d'être isolé a vraiment contribué à l'émergence de ce mouvement", observe l'historienne Camille Robcis.

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À écouter

Un asile à l’abri de la folie du monde

Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties

28 min

Créer un "collectif soignant"

Pour les médecins et penseurs de Saint-Alban, qui se surnomment la "Société du Gévaudan" à partir de 1941, la folie n'est pas seulement biologique, elle se comprend aussi dans sa dimension psychique et sociale. Ainsi, pour soigner les patients, la cure doit aussi être sociale et traiter l'institution qui les accueille. "L'innovation de la psychothérapie institutionnelle, (...) c'est de repenser la question de transfert", explique Camille Robcis. "François Tosquelles et Jean Oury (deux psychiatres qui ont pensé et mis en pratique la psychothérapie institutionnelle, ndlr) parlent de transfert éclaté ou de constellation transférentielle. L'idée, c'est qu'on peut avoir un transfert avec des objets, avec d'autres personnes, avec un collectif", et plus seulement en face à face avec un analyste.

Les membres de la "Société du Gévaudan" décident de rénover l'hôpital de Saint-Alban, de son organisation jusqu'à son architecture, pour créer ce qu'ils appellent "un collectif soignant". Le mur d'enceinte est détruit et l'hôpital s'ouvre sur le village ; les cloisons des chambres tombent pour créer des dortoirs ; les blouses blanches sont mises de côté. Pour Camille Robcis, enlever les vêtements réglementaires a une double finalité, pratique et théorique : "Le but pratique, c'est que tout le monde s'intègre pour ne pas stigmatiser les fous. En même temps, le but théorique, c'est de faciliter l'explosion des rôles fixes, de mettre en question sa propre identité, tout le temps." Les patients sont impliqués dans l'organisation des activités et de la vie en communauté, par l'intermédiaire du "Club", une sorte de syndicat autogéré. Ainsi, la vie en collectivité est imaginée comme une partie intégrante des soins thérapeutiques et vient compléter les groupes de parole et les traitements médicamenteux.

À écouter

La psychothérapie institutionnelle, une révolution copernicienne ?

Les Nuits de France Culture

1h 02min

Psychiatrie et théorie politique

Les théories et expérimentations de la "Société du Gévaudan" sont nourries par l'expérience politique de ses membres, militants de gauche et résistants. François Tosquelles, psychiatre catalan et figure tutélaire de la psychothérapie institutionnelle, a notamment combattu le franquisme pendant la guerre d'Espagne et vécu l'enfermement lors de son passage au camp de réfugiés de Septfonds dans les Pyrénées. Il en tire une réflexion sur la dérive autoritaire, hiérarchique et oppressive des institutions, qu'il qualifie de "concentrationnistes". La théorie psychiatrique rejoint alors la théorie politique.

Quand il arrive à Saint-Alban en tant qu'interne en médecine, Frantz Fanon a déjà écrit sur les effets psychiques de la colonisation et du racisme dans Peau noire, masques blancs, paru en 1952. Il est enthousiasmé par les pratiques de la psychothérapie institutionnelle, qui rejoignent ce qu'il a théorisé. Nommé à l'hôpital de Blida-Joinville en Algérie en 1954, il se rend compte qu'il doit remanier les activités proposées par la psychothérapie institutionnelle afin de les adapter au contexte colonial. Fanon explique que "le fait qu'il arrive de France métropolitaine avec ses idées préconçues et qu'il essaye de les appliquer en tant que tel, c'était une forme de psychiatrie impérialiste", raconte Camille Robcis. "Et donc il lui a fallu repenser les bases de la psychothérapie institutionnelle."

François Tosquelles, Frantz Fanon, Jean Oury et Félix Guattari, autant de figures qui ont contribué à penser et surtout expérimenter une nouvelle approche de la folie et à donner une dimension totale à la recherche de la "désaliénation".

À écouter

48 min

Pour en savoir plus

Camille Robcis est historienne, enseignante à l'Université de Columbia aux États-Unis, spécialiste d'histoire intellectuelle et politique française.

Publications :

  • Désaliénation. Politique de la psychiatrie. Tosquelles, Fanon, Guattari, Foucault, traduit par Patrick Di Mascio, Seuil 2024
  • La Loi de la parenté. La famille, les experts et la République, Fahrenheit, 2016

Références sonores

  • Archive sur le Gévaudan, Midi Atlantique, 2009
  • Archive de François Tosquelles à propos de son arrivée à Saint-Alban, France Culture, 21 septembre 1989
  • Archive de Marius Bonnet, infirmier général de l'hôpital Saint-Alban, Les après-midi de France Culture, France Culture, 28 octobre 1982
  • Archive de François Tosquelles interrogé sur le mot "fou", France Culture, 1988
  • Lecture par Max James d'un extrait du poème "Le monde est nul" de Paul Éluard, écrit en 1943 à Saint-Alban
  • Archive de Jean Dubuffet sur l'art brut, ORTF, 25 mai 1971
  • Archive de Félix Guattari, FR3, 19 septembre 1986
  • Archive de Frantz Fanon citée dans le documentaire qui lui est consacré dans Une vie, une œuvre, France Culture, 20 mai 2001
  • Archive de Michel Foucault sur le pouvoir savoir, Radioscopie, France Inter, 10 mars 1975
  • Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020

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