Haruki Murakami en 2024 à Tokyo ©AFP - © Richard A. Brooks
Haruki Murakami en 2024 à Tokyo ©AFP - © Richard A. Brooks
Haruki Murakami en 2024 à Tokyo ©AFP - © Richard A. Brooks
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Au programme du débat critique, de la littérature étrangère : "La Cité aux murs incertains" de Haruki Murakami et "Vies et morts de Sophie Blind" de Susan Taubes.

Avec
  • Marie Sorbier, productrice du "Point Culture" sur France Culture, et rédactrice en chef de I/O
  • Pierre Benetti, co-directeur éditorial du journal En attendant Nadeau

Les critiques discutent de deux romans étrangers, avec La cité aux murs incertains, dernier roman très attendu de l'auteur japonais le plus lu en France, Haruki Murakami, et Vies et morts de Sophie Blind de Susan Taubes, kaléidoscope historique, social et existentiel publié en 1969 aux Etats-Unis et redécouvert en 2020.

"La Cité aux murs incertains" de Haruki Murakami

Neige à Kyoto au Japon, 2017
Neige à Kyoto au Japon, 2017
© Getty - Eriko Koga

Un soir d'été, alors qu'il se promène avec une jeune fille énigmatique, un jeune homme de dix-sept ans entend parler d'une cité lointaine entourée de hauts murs et particulièrement difficile à pénétrer. Par amour pour elle et alors qu'elle a disparu, il part à sa recherche et entame une sorte de quête identitaire. Ayant perdu son ombre, il devient sur place liseur de rêves dans une bibliothèque.

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Traduit en cinquante langues et récompensé d'une douzaine de prix, l'écrivain japonais fait son grand retour avec un nouveau roman qui reprend le motif d'une nouvelle inédite, écrite en 1980.

Les avis des critiques

  • Marie Sorbier : "J’ai été déçue en bien : on retrouve toute la grammaire de Murakami sans aucune surprise ni aucun déplaisir. Je l’ai lu avec un ennui confortable. L’auteur a quand même un talent de construction narrative, il mêle les mondes réel et fictionnel de façon tout à fait fluide. J'ai eu l’impression de lire de la littérature young adult, mais sans aucun érotisme. C'est très surprenant car le désir est annihilé, le désir de cette passion adolescente n’est jamais assouvi. C'est assez caractéristique de ce livre et c’est la critique que je lui ferais : rien n’est incarné, tout flotte, comme un état de conscience modifié qui durerait sur six cents pages. La seule partie qui dépasse le poétique pour aller dans la pensée, c’est l’histoire des ombres. C’est assez étonnant, les fantômes et les ombres sont les personnages qui ont le plus de consistance, qui sont le plus intéressants et drôles. J'ai l’impression que Murakami a beaucoup plus d’affection pour ces personnages fantastiques que pour les hommes."
  • Pierre Benetti : "J’ai retrouvé mon souvenir de Kafka sur le rivage. Ce nouveau roman est très enveloppant, très fort dès le début, on est saisi par un univers poétique. Mais il faut être disponible et disposé à entrer dans cette fiction, parce que le livre va chercher chez nous, avec les ressorts de la grande fiction commerciale, très bien filée, des capacités intérieures qu’on n’explore pas toujours. Il y a beaucoup de neige dans le roman, qui a un véritable effet, celui de l’engourdissement, de l’endormissement. Il y a une épaisseur, c’est compact, je me suis senti enveloppé dans une forme de couverture. Ce personnage légèrement dépressif et décalé ressemble à beaucoup de personnages de Murakami. Il y a aussi un enjeu vis-à-vis de la genèse de ce livre : c’est un roman de confinement, qui lance puis abandonne différentes choses, il faut attendre la troisième partie pour comprendre le lien entre les deux premières. Mais il est vrai que Murakami fait cela avec un talent fou de construction narrative, et arrive à faire exister un autre monde dans notre monde, sans faire de fantastique. C’est un glissement merveilleux très léger, métaphysique à un point très étonnant pour un livre grand public."

La cité aux murs incertains a paru chez Belfond et est traduit du japonais par Hélène Morita.

À écouter

9 min

"Vies et morts de Sophie Blind" de Susan Taubes

La côte atlantique dans l'Etat de New York, où l'autrice Susan Taubes s'est suicidée quelques jours après la parution de son livre
La côte atlantique dans l'Etat de New York, où l'autrice Susan Taubes s'est suicidée quelques jours après la parution de son livre
© Getty - © Francesca Russell

Née en Hongrie, petite-fille de rabbin, fille de psychanalyste, épouse d’universitaire, Sophie Blind veut divorcer. Divorcer d’un mari despotique, divorcer du lourd passé familial marqué par la religion, la guerre et la Shoah, divorcer des injonctions sociales, renoncer à toutes ces vies pour en vivre une seule, mais qui serait enfin libre. Sur le chemin de l’émancipation, elle avance à l’aveugle, comme dans un songe où s'effacent les frontières entre rêve et réalité.

Publié en France cinquante-cinq ans après sa première parution aux Etats-Unis, cet unique roman de Susan Taubes est un extraordinaire traité d’affranchissement, un grand roman féministe et moderne, qui place l'autrice, qui s'est suicidée deux jours après la publication du livre en 1969, aux côtés de Renata Adler, Sylvia Plath et Clarice Lispector.

Les avis des critiques

  • Marie Sorbier : "On est devant un objet littéraire trouble, foutraque, un roman qui cherche sa forme, qui nous perd mais nous rattrape par sa virtuosité et par la liberté magnifiquement contagieuse de l’héroïne et de l’autrice. La construction du livre est très audacieuse, j’étais assez perdue au début car la chronologie est complètement explosée. Il faut abandonner l’idée d’une narration classique, on ne sait parfois plus où l’on est et qui parle, mais cette confusion est très joyeuse. On rentre dans la psyché de l’héroïne, tortueuse, bavarde, on sent quelqu’un qui a été contraint et cherche à se libérer. Elle meurt très vite mais ça ne l’empêche pas de continuer à parler, à revenir sur ses souvenirs, à parler du futur. J'avais très envie d’aimer cette femme extrêmement libre. Le livre forme en fait un portrait cubiste de l’héroïne, des facettes de ce personnage combinées dans un tableau fascinant à regarder. J'ai aussi beaucoup aimé son traitement de l’exil et de la judaïté, avec des rituels décrits comme sclérosants mais qui permettent de faire corps face à un monde hostile."
  • Pierre Benetti : "C’est un roman sinueux qui ondule, qui chatoie. Il est à l’image de son héroïne qui est tout le temps en mouvement, cherche un chemin. Le titre traduit est très intéressant : tout est construit à partir de la mort du personnage, on a le sentiment de saisir la temporalité d’une vie comme ça. Il y a un côté tour de force, on voit toutes les vies que cette femme a tenté de vivre, c’est assez joyeux. Mais le livre m’a posé une vraie question sur la manière de lire des romans que l’on redécouvre, surtout dans la période post MeToo, ce qui crée forcément un effet de décalage. Il y a un aspect documentaire sur les années 1960 aux Etats-Unis, c'est très marqué, on a l’impression d’un film de cette époque, mâtiné d’un féminisme bourgeois, urbain, avec beaucoup de psychanalyse, ce qui peut poser problème aujourd’hui. Peut-être que ce livre était difficile à absorber pour sa propre époque, je pense que sa construction littéraire est assez décalée de ce qu’on voudrait lui faire dire."

Le livre a paru chez Rivages et est traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jakuta Alikavazovic.

Extraits sonores

  • Lecture d'un extrait de La cité aux murs incertains de Haruki Murakami par Marceau Vassy.
  • Lecture d'un extrait de Vies et morts de Sophie Blind de Susan Taubes par Oriane Delacroix.

À écouter

6 min

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