Et si la démocratie et les aléas du suffrage universel commençaient à devenir trop gênants pour les profits et le pouvoir des milliardaires ? Entretien avec Quinn Slobodian, historien du libéralisme, professeur à l'université de Boston qui publie "Le Capitalisme de l'apocalypse" (Seuil).
- Quinn Slobodian, professeur d'Histoire globale à l'université de Boston et spécialiste du capitalisme.
Le professeur d’histoire globale à l’université de Boston, Quinn Slobodian, est notre invité. Il évoque avec nous ce matin la réalité des politiques d’inspiration libertarienne. De la réélection de Donald Trump aux récentes déclarations de Bernard Arnault, il semble y avoir une immense pression capitaliste sur nos démocraties, en particulier sur la question de la justice fiscale. Comment analyser cette évolution et quelles solutions avons-nous à disposition pour contrer ce backlash ultra-libéral ?
La volonté de morcellement du planisphère
L’idée forte de l’ouvrage de Quinn Slobodian, dont le titre anglais Crack-Up Capitalism exprime bien la notion d’éclatement, est qu’il existe depuis un certain temps un désir capitaliste de perforation des souverainetés économiques des États. Cette perforation s’est matérialisée par la multiplication de zones et d’espaces à l’imposition allégée, voire suspendue : Hong Kong, Shenzhen ou le Liechtenstein. Quinn Slobodian explique : "Au cours des 40 dernières années, il y a eu la création de milliers de zones économiques spéciales qui sont des juridictions au sein des pays où les impôts sont plus légers ou inexistants, où les règlements sont écrits par et pour les investisseurs. Et ça a été adopté par la Chine, au Royaume-Uni, aux États-Unis, à travers le monde entier, en Amérique latine. Et c'est devenu la façon standard pour le capitalisme." En voulant subdiviser le monde, les libertariens comme Peter Thiel cherchent à amoindrir la force de frappe fiscale des États et à créer des espaces d’interstices favorables aux entreprises, qui n’ont pas pour première prérogative la démocratie.
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Le retour d'un capitalisme sans limites
Si le siècle dernier a vu s’aligner démocratie libérale et profits capitalistiques, il semblerait qu’aujourd’hui la démocratie paraisse dispensable, voire problématique, dans une optique de profit. Le retrait de la démocratie par les plus riches, ce que l’historien canadien nomme "faire défection et sécession du collectif", engage le reste de la société, qui, craignant encore et toujours la fuite des capitaux, crée des espaces où les limites fiscales ou les réglementations du droit du travail n’ont plus d’effet. La puissance de ces capitaines d’industrie est telle qu’ils parviennent à faire fléchir les politiques économiques les plus audacieuses en matière de justice fiscale. Désormais qu’ils sont parvenus à prendre le contrôle de l’État et qu’on observe "une fusion du pouvoir privé avec l’autorité publique", il est difficile d’imaginer comment lutter contre ce capitalisme prédateur, désormais débarrassé des quelques limites qui lui étaient jusqu’alors imposées.
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Trump, un cheval de Troie des grands capitaines d'industries ?
Ce qu’explique Quinn Slobodian avec son livre, c’est aussi l’adaptabilité des grands capitalistes : leur rattachement à Donald Trump correspond, selon lui, à une manœuvre opportuniste qui leur garantit le soutien de l’État fédéral américain. Selon Quinn, c’est l’influence directe d'Hong Kong qui a poussé la nouvelle administration américaine à proposer une imposition des entreprises à hauteur de 15 %, et en plaçant la barre si bas, les États-Unis contraignent l’Europe : "La France est encore dans ce monde de concurrence et ce sera difficile de maintenir cette barricade contre les concurrents alternatifs sans prendre des mesures de protection extrêmes." À ce titre, on peut estimer, selon l’historien canadien, que la présidence Trump constitue une victoire culturelle majeure pour ces ultra-libéraux : le modèle américain risque en effet d’enclencher un effet domino difficilement endiguable.
Les récentes déclarations de Bernard Arnault, plus riche milliardaire français, vont dans ce sens.
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L'équipe
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- Simon DennisStagiaire