J’ai avorté clandestinement : Gisèle Halimi, Annie Ernaux, Maya, Madeleine... témoignent

Une femme, emmenée par des agents, suite à un avortement illégal aux Etats-Unis dans les années 1970
Une femme, emmenée par des agents, suite à un avortement illégal aux Etats-Unis dans les années 1970
J’ai avorté clandestinement : Gisèle Halimi, Annie Ernaux, Maya, Madeleine... témoignent
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J’ai avorté clandestinement : Gisèle Halimi, Annie Ernaux, Maya, Madeleine... témoignent

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Archives | Il y a 50 ans, 343 femmes l'assumaient dans Le Nouvel Observateur : "Je me suis fait avorter", brisant tabou et hypocrisie. On estime alors à 500 000 le nombre d'avortements clandestins par an en France. Écoutez quelques femmes, connues ou anonymes, raconter leurs IVG illégales.

Le 5 avril 1971, 343 femmes brisent un tabou. "Je me suis fait avorter." Elles l'écrivent dans Le Nouvel Observateur, au risque de poursuites pénales allant jusqu'à l'emprisonnement. Des centaines de milliers de femmes avaient alors recours à l'avortement clandestin en France. Une par jour en moyenne en mourait chaque année, des milliers en ressortaient stériles, mutilées, parfois traumatisées, mais libérées d'une grossesse non désirée. À partir d'archives, écoutez les témoignages de ces femmes qui ont avorté clandestinement, féministes ou non, écrivaine, avocate, actrice, gynécologue, mères de famille, célibataires... Écoutez celles qui ont avorté dans l'illégalité, sur une table de cuisine, avec des aiguilles à tricoter, grâce à une amie, à la discrétion d'un père, l'aide d'une faiseuse d'ange, d'un médecin. En 1975, après des années de lutte, la "Loi Veil" dépénalisera l'avortement.

La Question du jour
7 min

Parler contre l'hypocrisie

Gisèle Halimi, avocate, 1973
"Je suis mariée et j’ai trois enfants. Je n’en ai voulu que trois et j’ai avorté trois fois. Je le dis, parce qu'il faut dire la vérité. Que le vrai scandale dans l’avortement clandestin et dans l’oppression des femmes, c’est l’hypocrisie. C’est ce qu’on dissimule. La vérité, c’est que toutes les femmes avortent, y compris les femmes de députés, et les maîtresses de ministres. Et tout le monde. Seulement elles ne le disent pas. Personne ne nous obligera à mettre au monde des enfants par force. La preuve, c’est que la loi de 1920 a beau continuer d’exister, eh bien les femmes, quand elles ont décidé d’avorter, elles vont jusqu’à en mourir, elles vont jusqu’à devenir stériles, mais elles le font." 

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Jeanne Moreau, actrice, 1975
"Il fallait le faire en douce, et s’exposer à l’horreur personnelle, et puis c’était tellement condamnable et condamné. C’était une punition.

- Vous y aviez pensé (à l'avortement) ? 

- Bien sûr.

- C’est votre éducation, votre éducation religieuse qui vous ont retenue ? 

- Pas du tout, non. Je n’avais pas assez d’argent."

Thérèse, 80 ans, France Culture, 2007

"On était dans la campagne, dans le Berry, en zone libre. J'avais 15 ans. J’avais dit à mon amoureux : 'Pour mon anniversaire, on va faire l’amour.' Et puis évidemment j’ai été enceinte tout de suite. Alors c’est là que mon père m’a fait avorter pour la première fois. Moi j’ai été condamnée pour ça. À deux ans de prison avec sursis, pour avoir fait un avortement illégal. C’était la démerde. Ceux qui avaient de la chance, et ceux qui avaient de l’argent. Et puis après, quand on s’était débrouillé tout seul, on essayait de dépanner les autres. La solidarité femmes, elle a marché quand même là. Je me suis autorisée, si on peut dire, à faire des avortements sur mes propres amies."

Annie Ernaux, écrivaine, France Culture, 2000

"C’est une femme, qui avait vécu la même chose, qui avait failli en mourir, d’une septicémie, qui me donne cette adresse, avec la consigne de me faire faire des piqûres d’antibiotiques. J’avais le sentiment d’être délinquante au sens premier du terme, c’est-à-dire hors de, hors de la société. Mais pas en faute. Hors de. C’est la grande expérience de ma vie. C’est une épreuve initiatique, c’est-à-dire que je ne serai plus jamais pareille après. Ah les médecins. Ils étaient pris, ligotés par la loi. Et leur attitude oscillait entre le mépris et la violence, du moins pour ceux que j’ai rencontrés. Mais elle existe toujours plus ou moins cette loi du silence, on n’allait pas jusqu’au détail. Or ce sont les détails qui tuent. Ce sont les détails qui sont affreux."

Les traumatismes de l'illégalité 

Une femme en 1975, France Culture

"On m’a laissé le fœtus pendant deux jours dans la clinique. Dans le bidet. Ça m’a complètement traumatisée. D’ailleurs j’ai fait une dépression pendant six mois qui ont suivi, j’étais complètement retournée. Deux ans après, je me suis retrouvée enceinte, j’ai cherché encore une solution, et je ne voulais pas passer par où j’étais passée, puisque la fois passée également j’avais fait une hémorragie, on s’était trompé de groupe sanguin quand on m’avait fait la transfusion, on m’a enfin donné les coordonnées pour aller en Hollande. On passe tous à la chaîne, c’est-à-dire qu’on nous fait une piqûre, etc. Du fait qu’on ne nous endort pas parce qu’on est très nombreuses, et qu’on fait ça un peu à la chaîne, on sait que pendant un quart d’heure, on va un peu déguster."

Maya, 70 ans, France Culture, 2007

"J’avais 17 ans. J’ai eu affaire à la faiseuse d’ange, mais j’en fais pas un fromage ! J’ai jamais dramatisé. On m’a posée sur une table de cuisine, mais oui mais bah, tout dépend de ce qu’on en fait de cette table de cuisine ! Et elle m’a posé une sonde, et après bon bah, rien, j’ai expulsé chez mes parents, ma mère n’était pas là, mon père était là. Il n’a pas posé de questions. Et là je me dis : 'C’est un vrai communiste'."

Une femme en 1970, ORTF

"Alors il a fallu que je me débrouille par moi-même. Comment ? Du bricolage. Maintenant, quand j’y pense, je me demande comment je fais pour être là en ce moment."

Femmes solidaires en lutte

Madeleine, 82 ans, France Culture, 2007

"En principe, ça se passait le vendredi soir. Pourquoi le vendredi soir ? Parce qu’on pouvait avoir le samedi et le dimanche pour saigner, et le lundi matin, elles repartaient travailler. C’était atroce. Je vous rappelle que c’était la cause de mortalité la plus importante pour les femmes entre 18 et 50 ans. On avait peur de deux choses. On avait un peu peur des flics, c’est vrai. Et on avait aussi peur qu’il nous arrive quelque chose avec la femme qu’on avortait. Alors on s’était organisées. Moi c’est une autre jeune femme qui m’a appris, qui l’avait appris d’un médecin. Il y avait des médecins qui se sont mouillés à ce moment-là. Parce qu’il fallait fournir du matériel. On n’avorte pas quand même sans matériel. Et les mecs de mon immeuble ont été vraiment très très chouettes, parce que je me souviens qu’ils avaient été acheter aux puces un moteur de frigidaire pour 85 francs. Ils l’ont trafiqué, je ne sais pas, mais le moteur m’a fait un aspirateur Karman extraordinaire. Ce qu’il fallait, c’était ouvrir le col absolument. Et c’était ça qui était le plus difficile, parce que le col est extrêmement fermé. Il y en avait qui connaissaient aussi le curetage. Le curetage à vif, il y en a quelques unes qui ont eu droit à des curetages à vif."

Joëlle Brunerie-Kauffmann, gynécologue, militante féministe, France Culture, 2012

"C’est vrai qu’on partait en guerre mais on avait quand même très peur. On s’était rendu compte, c’était la désobéissance civique. Mais il fallait être nombreux. Et qu’on n’allait réussir que comme ça. Et que les femmes qu’on avortait, il fallait qu'elles puissent témoigner, celles qui voulaient bien, pour pouvoir dire aux journalistes : 'Voilà ! Dans tel hôpital, tel jour à telle salle, on va faire un avortement Karman'. Et que la femme en sortant elle disait : 'Voilà, j’ai avorté.' C’était plus tenable. C’est ça la désobéissance civique. Il y a un moment où ce n’est plus tenable."

Écoutez les cinq entretiens avec Joëlle Brunerie-Kauffmann, sur France Culture. 

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