Une histoire de la ponctuation : au commencement était le “.”

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Une histoire de la ponctuation : au commencement était le “.”

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“Au commencement était le Verbe”... Ou était-ce le point ?
“Au commencement était le Verbe”... Ou était-ce le point ?
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L’écriture aurait 6000 ans. La ponctuation, sa petite sœur, un peu moins. Elle serait apparue à Alexandrie, au IIIe siècle avant J.-C. A l'époque, avant même l'apparition des blancs entre les mots, on se contente de quelques points.

Au commencement était le Verbe”... ou “la Parole”, à en croire les traductions du prologue de L’Évangile selon Jean. A cette parole s’est peu à peu superposée l’écriture, transcription directe de l’oralité sur le papier. De nos jours, plus personne ne songe à remettre en question le pacte tacite existant entre le lecteur et l'auteur quant à la place de la ponctuation dans un texte. Cette dernière n’a pourtant pas toujours existé : si l’écriture est datée du IVe millénaire avant J.-C., sa petite sœur, la ponctuation, a tardé à apparaître.

“Les premières traces de la ponctuation se retrouvent dans les écritures du Proche-Orient ancien remontant au troisième et deuxième millénaire avant notre ère, assure Paolo Poccetti, professeur de linguistique à l’Université Tor Vergata de Rome et auteur de La Réflexion autour de la ponctuation dans l'Antiquité gréco-latine. "Les langues impliquées étaient celles sémitiques et le système d’écriture était le cunéiforme. Ces premières formes d’écriture étaient conçues pour un nombre très limité de destinataires, sinon pour n’être pas lues du tout. L’écriture était un domaine restreint à des compétences professionnelles et [concernait] des documents qui, le plus souvent, ne contenaient que des listes d’objets, des récoltes agricoles, des revenus financiers, etc.”

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Avant l’Antiquité, le tiret représente à lui seul l'intégralité des possibilités de ponctuation :

  • "A l’origine des signes de ponctuation ne se trouve pas le point, d’où la ponctuation prend son nom, mais le tiret, horizontal ou vertical. C’est le seul outil de ponctuation employé de l’époque mycénienne et témoigné par les inscriptions grecques et latines. Le point est d’ailleurs issu du tiret : c’est son évolution." Paolo Poccetti

S’agit-il même de ponctuation ? Les linguistes sont encore partagés sur la question. Mais ils s’accordent, en règle générale, sur le fait que la ponctuation est en réalité née entre le III et le IIe siècle avant J.-C., dans un temple du savoir qui tient désormais lieu de mythologie : la bibliothèque d’Alexandrie.

Trois petits points...

Les premiers à imaginer un système de ponctuation ne sont en effet nuls autres que les conservateurs successifs de la grande bibliothèque d’Alexandrie : Zénodote d’Ephèse, Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace.

Jusqu’alors, dans l’Antiquité gréco-romaine, l’écriture se fait en scriptio continua : rien ne sépare les mots et les phrases, ni ponctuation ni blancs ne viennent couper le texte, longue ligne ininterrompue. Pour simplifier la lecture d’un texte, ces savants décident de reporter dans la marge des manuscrits les annotations qui ne sont pas de l’auteur (une évidence aujourd’hui, mais une véritable nouveauté à l’époque), et imaginent, surtout, les premiers signes typographiques. Ce sont trois points, qui vont durablement marquer l’histoire de la ponctuation en étant placés à différentes hauteurs sur la ligne de texte : le point en haut (“point parfait”), le point médian (“point moyen”) et le point en bas (ou “sous-point”), qui correspondent respectivement aux ponctuations forte, moyenne et faible… et qui équivalent, dans notre ponctuation moderne, au point, au point-virgule, et enfin à la virgule.

“Les signes de ponctuation mis en place par les Grecs d’Alexandrie consistent en une combinaison de points qui ne sont que la simplification du tiret, précise Paolo Poccetti_. La réduction du tiret à la forme de point est connexe aux exigences d’espace et de rapidité d’écriture. La distinction entre signes de ponctuation n’est pas confiée à la forme, mais à la position, notamment en hauteur, à mi-hauteur et en bas par rapport à la ligne.”_

Cette règle des trois points semble bien établie, puisque Denys le Thrace, disciple d’Aristarque, précise leurs fonctions dans son traité intitulé La Grammaire, dès le IIe siècle avant J.-C. : "Le point final signale une pensée complète. Le point moyen s’emploie pour signaler où il faut respirer, le point inférieur signale une pensée qui demeure incomplète".

Dans les faits, pourtant, ces trois points peinent à s’imposer. Et ce pour deux raisons : d’abord, ce ne sont pas les auteurs des textes qui les ponctuent, mais ceux qui archivent et classent des textes anciens. “Une telle exigence s’épanouit dans le milieu cultivé des Grecs d’Alexandrie en Égypte à fin d’éditions et de commentaires de textes de la littérature grecque, statue le linguiste Paolo Poccetti. Ces textes étaient auparavant transmis sans aucune ponctuation, y compris la séparation des mots. Cela confirme donc que la ponctuation naît pour donner un ordre à l’écriture, surtout celle des autres.” La seconde raison est que la ponctuation, bien souvent, est ajoutée après la rédaction d’un texte, non pas par son auteur, mais par celui qui va le lire à haute voix. “La ponctuation était plutôt appliquée par les lecteurs, raconte Alexei Lavrentiev, linguiste et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon. Les lecteurs, les futurs orateurs, préparaient le texte et mettaient des marques de ‘distinctio’ - comme on appelait la ponctuation - pour préciser la lecture. La tradition antique, c’était ça : des couches qui étaient rajoutées non pas par les auteurs initiaux, mais plutôt par ceux qui se préparaient à lire un texte.”

La ponctuation a donc avant tout vocation à organiser le texte, parfois à des fins de lecture orale, mais elle n'est pas pensée pour retranscrire l'oralité : “C’est l’absence de tout signe de ponctuation, au contraire, qui est perçue comme respectueuse de l’oralité, précise le linguiste Paolo Poccetti. La scriptio continua_, c’est-à-dire l’écriture sans séparation des mots, apparaissait plus proche de l’oralité, qui ne connaît pas de pauses entre un mot et l’autre.”_

L'Enéide, de Virgile, en scriptio continua et daté de 191-198.
L'Enéide, de Virgile, en scriptio continua et daté de 191-198.
- Vatican, Biblioteca Apostolica

... et le blanc fut

L’usage de la ponctuation se répand malgré tout grâce aux manuscrits de la Vulgate, une version latine de la Bible. C’est Jérôme de Stridon, saint Jérôme, qui préconise au IVe siècle de diviser le texte en capitula (en versets) et de ponctuer per cola et commata, c'est-à-dire avec des points et des virgules. La scriptio continua va dès lors peu à peu céder du terrain face à de nouvelles organisations de la page. En parallèle des textes religieux, c’est aussi "par la musique liturgique que nous parviendra la grande tradition des signes actuels", relève la linguiste Nina Catach dans La Ponctuation. "Au IXe siècle s’étendent pour le chant, surtout en Italie, [...] des signes graphiques de modulation musicale. Ces signes de pause et d’intonation sont en filiation directe avec les prescriptions de saint Jérôme et des grammairiens latins”.

La ponctuation essaime peu à peu et s’impose lentement au long du Moyen Âge, tout en étant accompagnée d’une évolution qui, si elle nous paraît évidente aujourd’hui, est alors un bouleversement : l’apparition des blancs entre les mots. “La notion d’espace ‘blanc’ est une conquête relativement récente, elle date de la fin de l’Antiquité, raconte Paolo Poccetti. "La scriptio continua_, c’est-à-dire l’habitude de ne pas séparer les mots les uns des autres, déjà aux origines de l’écriture, a demeuré longtemps. Les raisons sous-jacentes du passage de la_ scriptio continua à la séparation des mots est la prise de conscience du mot en tant qu’unité significative, alors que la scriptio continua focalise quant à elle la signification de l’énoncé dans son entier.”

Les blancs entre les mots apparaissent notamment parce qu'ils permettent de simplifier la lecture, et pour compenser l’évolution de la langue latine : les déclinaisons latines (le fameux “Rosa rosa rosam” qui a traumatisé nombre de collégiens) se simplifient. “Dans une langue comme le grec ou le latin, vous avez des systèmes très élaborés de déclinaisons qui permettent de comprendre les fonctions qu'occupent les différents noms, les différents groupes, explique Jacques Durrenmätt, linguiste et professeur des universités à La Sorbonne, à Paris. Il y a une simplification radicale qui s'opère. Elle commence dans le latin vulgaire, et elle va aller de plus en plus vite pour toutes les langues européennes issues du latin au cours du haut Moyen Âge. Pour éviter des phénomènes très importants d'ambiguïtés, il faut que l’on soit sûr des frontières entre les mots pour pouvoir les lire, et donc les séparer.”

Un point, c'est tout ?

Au cours des temps médiévaux, c'est sous l'égide des moines copistes que vont apparaître, petit à petit, de nouveaux signes de ponctuation. Ces derniers copient et recopient les textes passés, les annotent et les préservent précieusement. “Il faut bien penser que l’on est dans des transmissions par circulation, par déplacement, rappelle Jacques Dürrenmatt. Les moines copistes bougent d'un monastère à l'autre, et donc ils apportent leurs pratiques. Si cette pratique est intéressante, elle va être reprise par l'atelier, c'est aussi de cette façon que la ponctuation se diffuse”.

Pour mener à bien leurs missions, les moines copistes créent leur propre ponctuation. C’est ainsi qu’apparaissent les premières esquisses de la virgule, qui n’est encore qu’une barre oblique ; le comma, l’ancêtre du “deux-points”, ou encore les prémices du futur point d’interrogation, précise Paolo Pocetti : "La création et l’emploi des signes de ponctuation est stimulée par l’interprétation et les commentaires des textes littéraires plus anciens. La forme du point d’interrogation est une nouveauté. En fait les anciens ne marquaient pas les phrases interrogatives, parce qu’elles étaient signalées par des moyens de la langue comme les pronoms, les particules, ou encore l’ordre des mots. L’évolution vers les langues romanes, où ces marqueurs ne sont plus valables, a entraîné la création de signes nouveaux qui caractérisent l’écriture en alphabet latin répandue dans l’Europe centrale et occidentale".

Dans cette Bible, créée à l'abbaye de Saint-Martin de Tours dans la première moitié du IXe siècle, les blancs, comme certains points de ponctuation, sont nettement discernables.
Dans cette Bible, créée à l'abbaye de Saint-Martin de Tours dans la première moitié du IXe siècle, les blancs, comme certains points de ponctuation, sont nettement discernables.
- Bibliothèque nationale de France

C’est également de cette façon qu’apparaissent les lettres majuscules, inconnues de l’Antiquité, qui peuvent ponctuer des mots et leur conférer une importance particulière. Alcuin, clerc de Charlemagne, institue ainsi la majuscule en début de phrase, pour permettre une meilleure lecture du texte. Pour autant, rappelle le linguiste Alexei Lavrentiev dans son travail de recherche Ponctuation française du Moyen Âge au XVIe siècle : théories et pratiques, l’immense majorité des manuscrits se contente d’utiliser quelques marques de ponctuation tout au plus :

  • "La majorité des manuscrits utilisent un éventail très limité de marques de ponctuation : une marque de ponctuation principale polyvalente, qui se combine aussi bien avec les minuscules qu’avec les majuscules, et éventuellement une ou plusieurs marques secondaires. Selon les manuscrits, la marque principale est souvent un point placé près de la mi-hauteur d’une ligne d’écriture, puis, dans certains manuscrits à partir du XIVe siècle, il s’agit d’une barre oblique (virgula)."

D’une abbaye à une autre, les moines copistes ponctuent selon leur bon vouloir. “La première chose qui frappe un chercheur qui analyse la ponctuation médiévale est l’extrême diversité des pratiques dans les différents manuscrits : chaque scribe établit son propre sous-système, sa propre distribution de valeurs”, estime le linguiste Alexei Lavrentiev. Dans le Recueil des plus célèbres astrologues de Simon de Phares (1357), on peut ainsi observer une ponctuation étonnante, qui consiste en quatre points en forme de losange, dont on ignore le sens précis  :

Un losange composé de quatre points dans le "Recueil des plus celebres astrologues" de Simon de Phares (1357).
Un losange composé de quatre points dans le "Recueil des plus celebres astrologues" de Simon de Phares (1357).
- Alexei Lavrentiev

Reste que le travail des moines copistes a imposé, petit à petit, une certaine forme de standardisation de la ponctuation. Le pied-de-mouche en est un parfait exemple : ce P inversé affublé d'une double barre, le "¶", est en réalité, à l'origine, un C barré deux fois. Cette abréviation du mot "capitulum", qui signifie chapitre, est utilisée durant tout le Moyen Âge pour signifier la fin d'un paragraphe. Les moines copistes y ajoutent deux barres verticales pour le rendre plus facilement distinguable du "C" classique.

Le pied-de-mouche, dans "Summa theologica" (1477) de Saint Thomas d'Aquin, avant que ce dernier ne tombe en désuétude avec l'arrivée de l'imprimerie et l'invention des alinéas.
Le pied-de-mouche, dans "Summa theologica" (1477) de Saint Thomas d'Aquin, avant que ce dernier ne tombe en désuétude avec l'arrivée de l'imprimerie et l'invention des alinéas.
- Collection Queen's University (Canada) - CC BY-SA 3.0

Évidemment, toutes ces évolutions de la ponctuation ne se sont pas imposées soudainement, et se sont croisées au cours des siècles : à la fin du Moyen Âge subsistent ainsi quelques manuscrits en scriptio continua ou sans aucune ponctuation. Mais les manuscrits du XIIIe siècle, qu’il s’agisse de Bible ou de livres savants, donnent un aperçu clair des évolutions qu’a apportées la ponctuation : les mots sont évidents, les unités syntaxiques que sont les phrases facilement identifiables à l’aide des majuscules et des points, et de nombreux signes de ponctuation permettent d’affiner les niveaux de lecture. La ponctuation est donc devenue l'indissociable pendant de l'écriture.

Livre d'Isaïe, daté du premier quart du XIIIe siècle.
Livre d'Isaïe, daté du premier quart du XIIIe siècle.
- Bibliothèque nationale de France

Malgré ces progrès, la ponctuation reste sujette à l’interprétation des moines copistes, libres d’insérer les signes de leur choix, selon leurs besoins. Ce n’est qu’à la Renaissance, que la ponctuation va devenir plus stricte, voire rigide. Dans l’épisode suivant, nous verrons comment l’arrivée de l’imprimerie vient faire la mise au point de la ponctuation.