Figuration et défiguration du monde. Avec Philippe Descola

L'anthropologue Philippe Descola, en mai 2021. - Bénédicte Roscot
L'anthropologue Philippe Descola, en mai 2021. - Bénédicte Roscot
L'anthropologue Philippe Descola, en mai 2021. - Bénédicte Roscot
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Alors qu’avec la rentrée, la vie avec la pandémie s’installe dans le temps long, les rêves d’un « monde d’après » semblent à présent bien loin, au même moment où la déforestation connaît, en Amazonie, des sommets tragiques encore jamais atteints. Nous en parlons avec Philippe Descola, anthropologue.

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L’anthropologue Philippe Descola est connu pour avoir bousculé le champ des sciences humaines et sociales autour d’une remise en question de l’opposition, qui nous semble pourtant d’abord évidente, entre la nature et la culture : depuis les Lances du crépuscule jusqu’à La Composition des mondes, en passant par le désormais classique Par-delà nature et culture, il a montré que cette distinction n’a rien d’universel, mais est au contraire une construction relativement récente et proprement occidentale, qui ne permet pas de rendre compte de la diversité des modes de relation entre humains et non-humains dans le monde.

Cette semaine, il publie Les Formes du visible, une nouvelle œuvre de grande ampleur qui entend étendre son champ de réflexion au domaine de ce qu’il appelle non pas « l’art », mais la « figuration », c’est-à-dire toutes les images par lesquelles les cultures humaines tentent de rendre visible ce qui était d’abord invisible.

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La sortie de cet ouvrage se conjugue à une actualité particulièrement brûlante en Amazonie, région du monde que Philippe Descola a arpentée : jamais le « poumon de la Terre » n’a été autant menacé par l’anthropisation capitaliste, alors même que la crise sanitaire semblait pourtant nous inviter à remettre en question notre rapport cupide et destructeur envers la nature. Que l’anthropologie peut-elle face aux temps de crise dans lesquels nous entrons ? Et que la figuration peut-elle face à la défiguration du monde ? Telles sont les questions que nous aborderons avec notre invité.

Philippe Descola est anthropologue, professeur émérite au Collège de France (2010-2019).

Nature et culture

Vous vous méfiez de beaucoup de choses qui nous semblent évidentes, notamment la distinction entre nature et culture : pourquoi faut-il la remettre en cause ?

Les anthropologues sont d'abord des ethnographes : ils vont très loin pour faire l'expérience de l'altérité. Mon expérience de terrain en Amazonie, chez les Achuar, m'a montré qu'ils ne distinguaient pas nature et société, puisque ce que nous appelons "nature", animaux ou plantes, étaient des personnes avec qui ils échangeaient au quotidien.

Ce que j'ai fait, c'est simplement systématiser pendant toute ma vie une sorte d'ébranlement de ces catégories. J'étais un philosophe au départ, et j'avais sucé le lait de l'opposition nature/culture, notamment parce que j'ai été un élève de Lévi-Strauss, chez qui cette distinction était méthodologique, plus que principielle.

La relativité des mondes

Votre métier consiste un peu à nous apprendre que des choses qui nous paraissent évidentes sont profondément relatives et dépendent de la société où l'on vit ?

Oui, la manière dont nous voyons le monde est très relative. Nous avons tous le même perceptif, mais ce que nous voyons dans le monde dépend des accroches que les objets du monde nous proposent en fonction de nos habitudes de socialisation. Le mobilier du monde n'est pas le même, non pas seulement parce que les choses mêmes diffèrent, mais parce que nous y accédons de façon diversifiée. Il s'agit de rendre visible cette ossature.

Nous avons tous les mêmes yeux, alors comment avons-nous abouti à une telle multiplicité de représentations ?

Quand je vois un paysage à la mer, je suis déjà informé par les tableaux hollandais de marines que j'ai vus ; mon ami Achuar, lui, a été habitué a été autre chose. Donc les différences sont à la fois celles du contenu et des choix de construction de l'espace qui sont parfois géométriques. 

Nous avons été une des rares civilisations dans le monde à adopter un point de vue unique : ce n'est pas seulement la perspective, mais c'est visible dans bien d'autres figurations. Cela tranche avec la figuration médiévale, où les points de vue sont multiples, et avec toutes les autres formes de figuration où l'on veut montrer toutes les facettes d'un être, et pas seulement la vue qu'on peut en prendre sous l'aspect de la vision.

La situation de l'Amazonie

L'Amazonie connaît une période particulièrement difficile avec Jair Bolsonaro. Que vous inspire sa situation, à vous qui n'avez cessé de défendre la nature ?

L'Amazonie, ce n'est pas simplement la nature : c'est une forêt largement anthropique, façonnée au fil des millénaires par les pratiques culturales des Amérindiens. Donc détruire l'Amazonie, c'est détruire leurs milieux de vie.

Toutes les populations brésiliennes d'Amazonie sont en train de manifester à Brasilia, pour obtenir un recours devant la Cour suprême, car cette dernière veut transformer profondément les conditions de jouissance et d'attribution de zones réservées pour les populations amérindiennes ; ces zones risques d'être entièrement ouvertes à l'agro-business brésilien. C'est donc une situation dramatique.

Est-il possible de guérir cette situation ?

Ce qu'une loi a fait, une loi peut le défaire. Après la dictature brésilienne, des transformations profondes ont eu lieu : un procureur général représente les Amérindiens. Mais il y a aussi la question de l'appui que la communauté internationale peut donner, pas seulement pour des raisons identitaires, mais parce que c'est un milieu de vie. Et cela pourrait peut-être avoir un effet.

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