Kuniko Tsurita et Keiko Takemiya : à la découverte de deux grandes mangakas

Illustration extraite de "L'envol", de Kuniko Tsurita, qui réunit une grande partie de son œuvre, éditée pour la première fois en français aux éditions Atrabile - Kuniko Tsurita & Naoyuki Takahashi 2020 - éditions Atrabile
Illustration extraite de "L'envol", de Kuniko Tsurita, qui réunit une grande partie de son œuvre, éditée pour la première fois en français aux éditions Atrabile - Kuniko Tsurita & Naoyuki Takahashi 2020 - éditions Atrabile
Illustration extraite de "L'envol", de Kuniko Tsurita, qui réunit une grande partie de son œuvre, éditée pour la première fois en français aux éditions Atrabile - Kuniko Tsurita & Naoyuki Takahashi 2020 - éditions Atrabile
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Direction le Japon des années 1970 à la découverte de deux grandes autrices qui ont marqué l’histoire du manga et sont éditées pour la première fois en France : Kuniko Tsurita et Keiko Takemiya. Regard croisé sur leur œuvre singulière avec Léopold Dahan, Christophe Geldron et Karyn Nishimura-Poupée.

Avec
  • Karyn Nishimura-Poupée Correspondante pour Radio France et Libération à Tokyo, journaliste française
  • Christophe Geldron Editeur, fondateur des éditions NaBan
  • Léopold Dahan Traducteur de japonais, spécialisé en bande dessinée et en manga

Depuis quelques années, on peut découvrir en France et dans toute la francophonie les travaux de grands auteurs japonais qu’on a longtemps trop peu ou trop mal connu. Des maisons d’éditions, grandes ou petites, spécialisées dans le manga ou non, proposent à leurs lecteurs et lectrices de se plonger dans les œuvres d’auteurs comme Osamu Tezuka, Yoshiharu Tsuge, ou Suehiro Maruo, qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée.

Les autrices Keiko Takemiya et Kuniko Tsurita ont participé à l’explosion du manga dans les années 1960 et 1970 au Japon. Il se trouve que les œuvres importantes de ces deux femmes sont éditées en français pour la première fois cette année : L’Envol, de Kuniko Tsurita aux éditions Atrabile et Destination Terra, de Keiko Takemiya chez NaBan Éditions

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Dans la société japonaise, comme dans d'autres pays du monde, les années 70 sont les années du féminisme. Les femmes mangakas se sont aussi inscrites dans ce mouvement, en déconstruisant complètement les règles qui avaient été construites par les hommes pour montrer qu'à leur façon, elles pouvaient créer un autre manga. Karyn Nishimura-Poupée

Keiko Takemiya et la révolution formelle du manga

Illustration extraite de "Destination Terra", de Keiko Takemiya, aux éditions NaBan
Illustration extraite de "Destination Terra", de Keiko Takemiya, aux éditions NaBan
- Keiko Takemiya - NaBan Editions

Les Japonais divisent les mangas en grandes catégories. Tout est très segmenté en fonction des cibles visées. Il y a les mangas pour jeunes garçons (shonen), les mangas pour adultes, les mangas pour femmes (shojo), etc.

Christophe Geldron, éditeur et fondateur des jeunes éditions NaBan, raconte comment Keiko Takemiya a participé dans les années 70 à une révolution du manga à destination des filles, le shojo manga. Aux côtés d'autres femmes mangakas, comme Riyoko Ikeda (Lady Oscar) ou Moto Hagio (Le cœur de Thomas), elle transforme la narration ainsi que la manière de mettre en page les histoires en plaçant au cœur des récits la psyché des personnages.

Jusqu’alors, les auteurs de mangas pour filles (les shojo mangas) étaient des hommes. Ils reprenaient les mêmes formules d'aventure. Ce n'était pas la caractérisation du personnage qui importait. Keiko Takemiya a renversé tout ça. Selon elle, ce sont les interactions entre les personnages qui sont importantes, ce qu’elle a, en plus, essayé de magnifier par le dessin.
Christophe Geldron

Longtemps attendue en France par les connaisseurs de manga, Keiko Takemiya est publiée pour la première fois dans par les éditions NaBan avec la parution en juin 2021 de Destination Terra. La mangaka y casse les codes en mêlant les genres : l’épopée de science-fiction et l’introspection des personnages. 

Keiko Takemiya a apporté une dislocation extrême de la page. Il n'y a même plus de case. Par exemple, un texte introspectif va défiler et serpenter tout au long d’une page. Les personnages vont être de chaque côté de ce "s". Il va falloir lire deux fois la page, une fois pour les pensées et une fois pour les dialogues. C’est quelque chose qui n'existe quasiment pas dans le shonen (manga pour garçons), qui va plutôt droit au but et est assez formel.
Christophe Geldron

Kuniko Tsurita, une mangaka pionnière et inclassable

Au moment où la mangaka Kuriko Tsurita commence à dessiner, dans la deuxième moitié des années 60, le manga à destination des filles (shojo manga) est essentiellement dessiné par des hommes. La mangaka rejoint Garo, premier magazine de manga indépendant et alternatif au Japon, dont elle est la seule femme dessinatrice pendant dix ans. Contrairement à ce qui est attendu d’elle, elle se trace une voie singulière, loin des mangas destinés aux filles.

Kuniko Tsurita a un style protéiforme. Au début, elle commence avec des histoires assez SF, dans un style à la mode dans les années 1960. Ensuite, elle s’oriente vers un style qui ressemble au journal intime, des chroniques sur ce que c'est d'avoir 20 ans en 68 à Tokyo (…). Sa vie bascule, elle meurt très jeune, à 37 ans, du lupus. À partir de l'annonce de sa maladie, son style va changer du tout au tout. Elle part dans des temps et des destinations formelles jamais vues, en apportant une sensibilité, une délicatesse et une pudeur pour traiter de thèmes très graves, d'une façon tout à fait unique.
Léopold Dayan

Planche extraite de "L'envol", de Kuniko Tsurita, aux éditions Atrabile
Planche extraite de "L'envol", de Kuniko Tsurita, aux éditions Atrabile
- Kuniko Tsurita & Naoyuki Takahashi 2020 - éditions Atrabile

Léopold Dayan a traduit et postfacé L’Envol aux éditions Atrabile, une sélection d’une trentaine de récits de Kuriko Tsurita. Pour lui, le public français est mûr pour apprécier cette œuvre singulière grâce à la découverte en France et en Europe du gekiga, qu'on peut traduire par « image dramatique » et désigne le style de mangas qui privilégie l’expression personnelle.

Ce qui fait la particularité de Kuniko Tsurita, ce sont les thèmes qu'elle aborde. Par exemple, elle a été la première à traiter de l'homosexualité masculine et féminine en manga, sans que ce soit le thème principal, mais simplement en mettant en scène des personnages homosexuels. C’est grâce à ses thèmes principaux, comme la marginalité, l'isolement, la solitude, la mélancolie… qu'on la reconnaît, plus que graphiquement. Léopold Dahan

26 min

Références musicales

  • The End of Asia par le Yellow Magic Orchestra
  • Natsu Nandesu par Happy End

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