Inuits : la fureur de survivre

Pour en parler, Tiphaine de Rocquigny reçoit  Véronique Antomarchi, historienne, enseignante à l’université de Paris, diplômée en langue et culture Inuk, membre du centre de recherche des littérature et des oralités du monde (CERLOM) à l’INALCO et Claire Houmard, archéologue, spécialiste des sociétés Inuits chercheuse junior au laboratoire de recherche CRENO environnement de l’Université de Besançon.

Selon Claire Houmard, " on considère que le peuplement de Arctique nord américain s'est fait au travers de deux grandes vagues de migrations principales de peuples pré-Inuits. Une première autour de 3000-2500 ans avant Jésus-Christ qui aurait donné naissance à ce qu'on appelle des peuples pré-Dorsétiens au Canada. Une seconde vague plus récente se serait, elle, réalisée autour du XIIIème siècle, avec une émergence de ce peuple qu'on appelle les Thuléens. "

Une importance centrale accordée à la nature et au partage

"Inuits" signifie “humains” en langue inuktitut. Forts d’une culture centrée sur l’importance accordée à la nature et à la porosité entre les mondes humains et animaux, les Inuits ont développé des schémas sociaux, hiérarchiques et surtout économiques uniques, où partage des ressources et biens communs jouent un rôle fondamental.
Selon Véronique Antomarchi : "La pratique de la chasse est omniprésente et est vraiment constitutive de l'identité Inuite. Elle est basée sur l'idée que l'on ne prélève que ce dont on a besoin et qu'on se doit de remercier le phoque ou la baleine qui s'est offert, qui s'est rendu au chasseur".

Elle rajoute également que "des conceptions sociales égalitaristes, déjà observées par Mauss au début du XXème siècle, subsistent, notamment au Nunavik, par la présence de ce qu'on appelle le congélateur communautaire. C'est une notion que l'on retrouve dans l'ouvrage de Thibault Martin, "De la banquise au congélateur". La viande et le poisson chassés sont ainsi partagés avec ceux qui ne peuvent pas aller chasser parce qu'ils sont trop âgés, parce qu'ils n'ont pas assez d'argent ou pas de bateau. Le produit de la chasse est donc donnée à l'ensemble de la communauté en étant placée dans un grand congélateur ouvert à tous".

Par ailleurs, pour Claire Houmard, ces pratiques sont liées au fait que " [Les Inuits] ont une perception du monde qui les entoure comme un tout qui intègre l'ensemble des éléments, qu'ils soient humains ou non humains, qu'ils soient vivants ou non vivants".

Un bouleversement anthropologique majeur suite à l'accélération des contacts avec les européens

Toutefois, l'intensification des contacts avec les Européens a conduit à des bouleversements fondamentaux dans les modes de vie et les organisations sociales Inuites : dépendance au commerce de fourrures, métissage, armes à feu, alcool … Un ensemble d'éléments va déstabiliser ces sociétés fragiles qui vont alors avoir de plus en plus de difficultés à s’intégrer aux nouvelles dynamiques économiques, géopolitiques et religieuses apportées par les européens, au fur et à mesure que la colonisation et l’implantation de ces populations non autochtones se poursuivent et s’approfondissent.

Pour Véronique Antomarchi, "cette dépendance va entrainer le fait que les Inuits vont peu à peu abandonner ou en tout cas négliger la pratique traditionnelle de la chasse de subsistance au profit de la chasse de la fourrure. Il va y avoir aussi une dépendance par le biais de la mise en place de crédits qui vont être proposés aux chasseurs pour acquérir des biens matériels. L'ensemble de ces évolutions fragilisent pleinement la langue et la culture Inuite".

Pour aller plus loin :

Les nouvelles perspectives économiques au sein des territoires Inuits, à l'image du tourisme polaire : Les Inuits et le froid, Véronique Antomarchi, 2017

Les mouvements migratoires des paléo-Inuits : Dorsétiens et Thuléens dans l’Arctique de l’Est canadien, quelle modalité de remplacement (~XIIIe siècle apr. J.-C. ) ?, Claire Houmard, 2015

Apprendre une nouvelle langue : Pourquoi pas l'Inuktitut ?

De la banquise au congélateur. Mondialisation et culture au Nunavik, Martin Thibault, Presses de l'Université de Laval, 2003

Références sonores

• Lecture d'un extrait de Le harpon du chasseur de Markoosie Patsauq (1969) par Tiphaine de Rocquiny. Il s'agit du premier roman écrit par un Inuit au Canada.  Il symbolise le passage historique de l´oralité vers une littérature inuite écrite.
• Interview de Jean Malaurie, explorateur et ethno-historien de référence des peuples Inuits. Il dirige seul, pour le CNRS, la « première mission géographique et ethnographique française dans le nord du Groenland » en juillet 1950. Il établit sur quatre générations, la première généalogie d'un groupe de 302 Inuits, peuple le plus septentrional de la Terre, France 2, 5 mars 1981
• Lecture d'un extrait de Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimo. Étude de morphologie sociale de Marcel Mauss, publié en 1905. Mauss apparaît comme une référence fondamentale dans le champ d’étude anthropologique des peuples Inuits.
• Extrait du film "Kuessipan" de Myriam Verreault (2019)
• Excuses officielles du Premier ministre Canadien Justin Trudeau envers les peuples Inuits, discours d’Iqaluit (Nunavut) du 8 mars 2019

Références musicales

• Eskimo Named Johnny - Willie Thrasher (1981)
• Other Men - Crystal Murray (2022)