Pourquoi dit-on parler "la langue de Molière" ?

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Pourquoi dit-on parler "la langue de Molière" ?

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Une représentation de la pièce de Molière, "Les Femmes Savantes".
Une représentation de la pièce de Molière, "Les Femmes Savantes".
© Getty - JACQUES MORELL

Derrière la glorieuse périphrase qui voit le dramaturge associer son nom à la langue française, il y a un drôle de "génie", des accents et une langue plus diversifiée qu'on le croit.

Il y a quelques temps tournait sur internet un mème dans lequel un homme vantait sa tchatche : "Je roucoule, je broie la langue de Molière !", lançait-il. Tout le plaisir est là, jouer avec cette langue réputée si difficile, trouver le mot juste. Jouer, mais pas trop ; gare à celui qui ne parle pas "bien la France" et qui ne respecterait pas les règles de cette langue (française) que l'on a donné au chat Molière… Mais d'où vient cette expression ? Pourquoi le dramaturge du 17e siècle a-t-il été élu ambassadeur du français ?

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La tournure de cette expression est bien connue. Elle connaît des déclinaisons dans les pays voisins, comme si chaque nation, pour désigner sa langue, devait élire son porte-drapeau en la personne d'un grand écrivain. Le personnage principal du Silence de la mer de Vercors, un officier allemand amoureux de la langue française, s'en émerveillait d'ailleurs en scrutant les livres d'une bibliothèque. "Les Anglais, reprit-il, on pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L'Espagne : Cervantès. Et nous, tout de suite : Goethe". Quant à la France, la réponse vient avec moins d'évidence : "Mais si on dit : et la France ? Alors qui surgit à l'instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l'entrée d'un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d'abord."

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Concurrencé par l'esprit séduisant de Voltaire et presque éclipsé par l'ombre imposante de l'"écrivain national" Hugo, c'est pourtant bien à Jean-Baptiste Poquelin que revient la palme de l'antonomase : la langue française, c'est celle de Molière. Mais qu'on ne s'y trompe pas, cette élection dépasse le critère de la seule valeur littéraire comme celui de la popularité. Elle renvoie plutôt à une idéologie, celle du "génie du peuple", telle que la décrivait Jules Michelet. "La langue, écrivait l'historien, est la représentation fidèle du génie des peuples, l'expression de leur caractère, la révélation de leur existence intime, leur Verbe, pour ainsi dire". Partant, on trouverait sa plus haute expression dans la langue de Molière, lue et jouée depuis des siècles…

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L'usage de l'expression remonterait d'ailleurs au 18e siècle - et ce n'est sûrement pas anodin. Bien sûr, à cette époque, l'œuvre de Molière est particulièrement populaire. On la joue dans les grandes cours européennes, où les élites diplomatiques ont le bon goût de s'exprimer en français. Mais c'est également à l'Âge classique (17e - 18e siècle) que la langue française, selon un récit largement mythifié, aurait été la plus parfaite. Comme le soulignent les linguistes Laélia Véron et Maria Candea dans Le Français est à nous ! Petit manuel d'émancipation linguistique (La Découverte, 2019), on vante alors l'"esprit français" qui s'épanouit dans les salons, expression qui renvoie à la fois à un art de la conversation, un genre littéraire et un sens de la sociabilité.

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Période de francophilie chez quelques élites, donc, c'est aussi plus généralement celle d'une réflexion sur ce qu'est la langue française, et sur la manière dont on peut mettre en place sa normalisation. "L’idée d’un 'bon usage' de la langue, censé mettre fin aux variations, se répand avec la publication des Remarques du grammairien et académicien Vaugelas (1647), écrivent les spécialistes. Si Vaugelas n’est pas un censeur inflexible, tel que l’a par exemple représenté Molière dans Les Femmes savantes, son entreprise linguistique est dominée par la question de la valeur de la langue, ce qui le conduit à hiérarchiser les manières d’écrire et de parler, et à privilégier l’usage de la Cour." A l'idée d'un "bon usage" du français, maîtrisé par les élites, s'adjoint celle du génie de cette langue, réputée claire et précise. Une thèse défendue par Antoine de Rivarol dans son Discours sur l’universalité de la langue française (1783). Traité dans lequel l'essayiste exprime surtout sa vision d'une supériorité de la langue française, qu'il étaye par des arguments relevant plus d'un nationalisme politique que de la linguistique.

Sans aller jusqu'à faire de la langue française un empire - comme l'aurait souhaité Rivarol -, la période de la Révolution française va être celle d'une tentative d'unification de son usage sur le territoire. En 1789, on estime que "six millions de Français et de Françaises ne peuvent pas suivre une conversation (et encore moins lire) en français", indiquent Laélia Véron et Maria Candea. C'est à cette époque que naît le Comité d’instruction publique (1791) et que le Collège de France se convertit au français. On s'intéresse alors de près à la manière dont les citoyens parlent véritablement. On enquête même, en 1790, sur les "patois et mœurs des gens de la campagne". Initiée par l'abbé Grégoire, cette enquête mènera à un rapport sur la nécessité de "l'universalisation de la langue française" (1793), les dialectes régionaux étant perçus comme un obstacle à la diffusion des idées révolutionnaires qui s'exprimaient alors, à Paris, en "langue nationale". Le conservatisme en matière de réforme linguistique fit par la suite son retour sous Napoléon, où la mode était à la littérature du Grand Siècle dont… celle de Molière.

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On trouve ainsi derrière cette idée de "génie de la langue", la notion d'une filiation : l'identité d'une communauté serait aussi le fruit d'un héritage linguistique, l'attachement à une manière commune de parler, et donc de penser, qui perdure à travers les siècles… Mais parle-t-on seulement français de la même manière que Molière ? La réponse est évidemment non, de même que l'anglais de Shakespeare n'est pas celui de Boris Johnson.

La langue de Molière, d'ailleurs, c'est avant tout celle de ses personnages, qu'il fut l'un des premiers à faire parler en prose. Des Précieuses ridicules (pièce dans laquelle le dramaturge tourne en dérision les "précieuses" du XVIIe siècle qui préféraient appeler le nez une "écluse du cerveau" et un chapeau, un "affronteur du temps"), à Dom Juan et son Pierrot paysan s'exprimant en patois, on ne converse chez Molière, ni selon le même registre, ni avec les mêmes accents !

Quiconque se mettrait à parler, littéralement, dans la langue de Molière aujourd'hui, aurait bien du mal à se faire comprendre. Le vocabulaire des pièces de Molière, ainsi que son orthographe - que le dramaturge écrivait phonétiquement "ortografe", de même que "misantrope" - ont bien évolué. Comme le font remarquer les autrices du Français est à nous !, certaines tournures grammaticales nous sont étrangères. Par exemple, chez Molière, le pronom est placé avant le verbe, on dit "vous vient embrasser" et non "vient vous embrasser". La graphie, moins fixe, varie aussi beaucoup de la nôtre, les imprimeurs n’utilisant à l'époque pas les lettres "i" et "j", ni "u" et "v", selon leur prononciation, mais selon des règles de position. Impossible de parler ou d'écrire véritablement comme Molière, ce dernier étant d'ailleurs mort "avant la publication du premier dictionnaire unilingue de français (celui de Richelet, paru en 1680) et avant la publication du premier dictionnaire de l’Académie française", rappellent encore les deux linguistes.

D'autre part, les dialectes, accents et prononciations des personnages, que Molière faisait entendre dans le texte en orthographiant par exemple "biaux maitres" dans Le Bourgeois gentilhomme, peuvent aujourd'hui sonner bizarrement à notre oreille. Mais on les comprend, et notamment parce qu'ils parlent la langue de leur condition et empruntent le jargon de leur fonction sociale, celui du médecin ou de la femme savante, du gentilhomme ou de la servante. Molière, disait le critique littéraire Ferdinand Brunetière, "écoute parler ses personnages au lieu de leur imposer, comme feront ses successeurs, sa manière, à lui, de parler". C'est justement souvent de leur type de discours, faussement pédant ou franchement naïf, que le dramaturge nous fait rire, lui qui, dit-on, parlait peu (ce qui lui valu le surnom de "contemplateur").

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Par ailleurs, il faut se défaire de l'idée de la perfection du style littéraire qui vaudrait à Molière son titre. La Bruyère considérait que Molière écrivait mal, tout bonnement, que ses métaphores étaient maladroites et son style impur. Le lexicographe Pierre Bayle, dans son dictionnaire, estimait qu'il "avait une facilité incroyable à faire des vers, mais il se donnait trop de liberté d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles expressions : il lui échappait même fort souvent des barbarismes". Fénelon encore, dans sa Lettre sur les Occupations de l’Académie française, disait ceci de l'auteur de Tartuffe : "En pensant bien il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles." Bref, comme le résume Brunetière dans son article "La Langue de Molière" paru en 1898, "d’une manière générale, les contemporains et les successeurs de Molière, tout en rendant hommage à son génie, ont jugé qu’il écrivait mal ; — ou du moins qu’il n’écrivait pas bien", à tort ou à raison. Et Brunetière néanmoins de défendre l'homme de théâtre :

"La grammaire (...) serait-elle incompatible avec la vérité de l’observation de la vie ? Voilà qui ferait trop de plaisir aux mauvais écrivains. Mais, quelle que soit la cause, tel est le fait : ni Balzac, ni Saint-Simon, ni Molière ne sont toujours corrects, mais ils sont toujours vivans."

Toute brillante qu'elle soit, la langue de Molière est ainsi peut-être moins celle d'un âge d'or fantasmé de la langue française qu'une langue sociale (le dramaturge a d'ailleurs été qualifié d'"inventeur de la comédie sociale en France" par le critique Emile Faguet), celle dans laquelle peut s'exprimer une infinité de types de caractères, révélés par des formules, des bons mots, des trouvailles.

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